Archive | 29 septembre 2009

Lénine et l’économie marxiste, de Prabhat Patnaik (PC d’Inde-M) – Cette crise n’est pas une crise financière mais une crise du capitalisme, de Domenico Moro

 

 Lénine et l’économie marxiste 

Prabhat Patnaik, économiste indien

Article paru dans People’s Democracy, hebdomadaire du PC d’Inde (Marxiste) -Traduction JC pour http://solidarite-internationale-pcf.over-blog.net/

Toutes les contributions théoriques de Lénine à l’économie marxiste étaient conçues comme des interventions dans la lutte pour une pratique révolutionnaire correcte; ce n’étaient pas des traités d’économie marxiste. Ses contributions couvrent de nombreux domaines d’analyse, mais sont toutes comprises dans une même perspective qui était celle de Lénine, précisément sa vision de la révolution comme un projet concret. Cela nécessitait de dessiner une feuille de route entre « le ici et maintenant » et la révolution; une analyse des rapports sociaux entre le prolétariat et les autres classes; et aussi la perception de la révolution comme un processus qui se déroule en plusieurs étapes. La vision de la révolution comme un projet concret est à la base de la théorisation par Lénine de la révolution dans une société « arriérée » comme la Russie. Plus tard, cela lui a aussi permis, sur la base de son analyse de l’impérialisme, de théoriser un processus révolutionnaire mondial (qui disait-il, pendant la Première Guerre Mondiale, est désormais à l’ordre du jour de l’histoire), en unifiant les deux grands courants révolutionnaires du XXème siècle: le courant de la révolution prolétarienne dans les pays avancés, et le courant de la libération nationale (ou de la révolution démocratique) dans les pays opprimés et « arriérés ».

L’œuvre théorique de Marx, en affirmant que le développement du capitalisme a créé les conditions pour son propre dépassement révolutionnaire par le socialisme, avait clairement envisagé que cette révolution se déroulerait dans le monde capitaliste avancé. Dans leurs écrits sur le colonialisme, Marx et Engels avaient anticipé la possibilité d’une révolution anti-coloniale dans des pays comme l’Inde, mais n’avaient pas étudié le rapport entre ces révolutions à la périphérie et la révolution socialiste. A la fin de sa vie, Marx a commencé à s’intéresser à la Russie, et il est tombé d’accord avec Vera Zasulich qu’une transition directe était possible du système de la communauté villageoise Russe (mir) au socialisme, mais seulement si le socialisme triomphait en Europe pour faciliter ce processus.


Lénine, tout en insistant également sur la centralité de la révolution socialiste Européenne, a envisagé un processus révolutionnaire mondial interdépendant où même les pays les moins développés pourraient progresser par étapes successives vers le socialisme, aidés par la révolution socialiste Européenne, peu importe où la révolution aurait lieu en premier (la « chaîne » par laquelle l’impérialisme capitaliste a attaché le monde, disait-il, pourrait se briser en « son maillon faible »). La nature de classe exacte, les étapes et les objectifs de la révolution dans chaque pays, et la manière dont on pourrait progresser sur cette voie, doivent être élaborés, même dans les pays économiquement sous-développés.

Pour la Russie, Lénine croyait que les communes villageoises s’étaient désintégrées, ouvrant la voie au développement du capitalisme, de sorte que la prévision de Zasulich, d’une transition directe du mir au socialisme avait perdu de sa pertinence. Le développement du capitalisme était fulgurant en Russie, ce qui a fait émerger la classe ouvrière en tant que principale force révolutionnaire. La bourgeoisie russe, étant arrivé tard sur le devant de la scène, et menacée par la classe ouvrière, était incapable de réaliser la révolution démocratique, en particulier le renversement du Tsarisme et la soumission des États féodaux, comme la bourgeoisie l’a fait en France par exemple pendant la Révolution Française. Ainsi, la classe ouvrière avait à faire le travail de la bourgeoisie, mener la révolution démocratique, et progresser vers le socialisme, en ralliant à soi, à chaque étape, des couches importantes de la paysannerie (la composition des alliés paysans changeant d’une étape à l’autre).


Les écrits d’avant-guerre

La plupart des écrits économiques de Lénine, dans la période d’avant-guerre, visaient à étayer cette intuition. Depuis que les économistes Narodnik avaient argumenté que l’étroitesse du marché domestique en Russie, due à la pauvreté de son peuple, rendait le développement capitaliste impossible dans ce pays, Lénine, prenant comme acquis que le capitalisme se développait en Russie, à tel point que le mir avait été effectivement détruit, s’est engagé dans un débat théorique avec eux dans lequel il a utilisé les schémas de reproduction élargie de Marx.

Lénine a mis en avant trois thèses élémentaires:

  • Premièrement, le marché était simplement l’excroissance du processus de division du travail dans l’économie. Quand nous passons d’une situation dans laquelle le ménage du paysan est engagé aussi dans une production de type artisanale, à une autre situation dans laquelle les paysans se spécialisent dans l’agriculture et un groupe séparé de producteurs se charge de la production artisanale, nous avons ipso facto l’émergence d’un marché

  • Deuxièmement, il peut y avoir des déséquilibres dans la production entre ses différentes branches, certaines produisant plus que la demande, d’autres moins que la demande, mais de tels déséquilibres, donnant à lieu des crises, sont un élément inhérent au capitalisme. Le système avance par crises plutôt qu’il est mis devant l’impossibilité de se développer à cause d’elles

  • Troisièmement, le déséquilibre entre production et consommation est la marque du capitalisme, qui maintient les travailleurs à des niveaux de vie catastrophiques. Utiliser cela pour avancer que le système ne peut pas se développer est infondé, car le but de la production en système capitaliste n’est pas de satisfaire les consommateurs. En fait, le secteur 1, produisant des moyens de production de différentes sortes, peut et va croître indépendamment du secteur 2, qui produit des moyens de consommation, en satisfaisant sa demande interne en capital qui continue d’augmenter à cause de la hausse de la composition organique du capital.

L’échange de Lénine sur la question du marché a été indubitablement influencé par Tugan Baranovski, qui avait affirmé que le capitalisme était caractérisé par la « production pour la production » et qui croyait dans le Loi de Say; mais penser que Lénine a simplement repris l’argument de Tugan est erroné. Il a lui-même noté que la dynamique du capitalisme qu’il esquissait, en mettant des chiffres sur les schémas de reproduction, ne visait pas à saisir la « réalité »: puisque les économistes Narodnik avaient avancé « l’impossibilité du capitalisme », il suffisait pour lui de montrer que son développement était « possible », ce qu’il a fait (il produisait, en d’autres termes, un « contre-exemple » aux Narodniks). On en déduit que la critique ultérieure de Oskar Lange, que l’ensemble du débat Marxiste sur la question du marché au début du siècle était biaisée par le fait qu’il ne faisait que mettre des nombres sur des schémas de reproduction, sans postuler un comportement d’investissement plausible, et donc que cela ne prouvait rien, ne s’applique pas en fait à Lénine qui était seulement intéressé par la réfutation de l’argument Narodnik sur l’impossibilité du capitalisme. Il y est arrivé, et dans son analyse il a aussi prêté attention, comme Tugan-Baranovski, au fait que le capitalisme pouvait croître en trouvant des marchés pour lui-même à travers une augmentation dans la composition organique du capital (afin que le secteur 1 puisse produire largement pour lui-même) même si la masse salariale, et donc le secteur 2 stagnait. (Kalecki a plus tard avancé l’idée que l’État pouvait jouer le même rôle que l’augmentation dans le rapport C/V en fournissant un marché au secteur 1).


Le fait que le capitalisme se soit développé en Russie malgré le fait que les Narodniks aient insisté sur son développement impossible a été démontré par Lénine dans son étude classique Le Développement du Capitalisme en Russie. Les conséquences de cela pour la Révolution Russe à venir ont été explicitées dans les Deux Tactiques de la Social-Démocratie dans la Révolution Démocratique, ou il affirmait que « la bourgeoisie est incapable de mener la révolution démocratique jusqu’à son terme, tandis que la paysannerie est capable de le faire » (sous la direction du prolétariat). Ainsi, « le prolétariat doit accomplir la révolution socialiste, se ralliant l’ensemble des couches semi-prolétariennes, afin d’écraser par la force la résistance de la bourgeoisie et de canaliser l’inconstance de la paysannerie et de la petite bourgeoisie. »


La distinction entre les différentes classes paysannes, et le rôle qu’elles jouent dans le processus de transformation paysanne occupait une place centrale dans cette conception. Dans les sociétés qui sont en retard sur le plan du développement capitaliste, la bourgeoisie, bien qu’incapable de briser les états féodaux, comme la réalisation de la révolution démocratique le nécessitait, pouvait passer un pacte avec les seigneurs féodaux de jadis pour développer ce que Lénine appelait un « capitalisme semi-féodal » dont le « capitalisme des junkers » en Allemagne était un exemple; par opposition à un « capitalisme agraire », qui représentait un développement capitaliste reposant sur une base sociale plus large, plus vigoureux, et représentant une forme moins oppressive de développement capitaliste, qui pourrait aboutir sur le démantèlement des états féodaux. L’incapacité de la bourgeoisie à poursuivre la voie du « capitalisme agraire » signifiait que les aspirations démocratiques de la paysannerie pouvaient seulement être satisfaites sous la direction du prolétariat.


Lénine, à ce moment-là, avait défendu la « nationalisation de la terre » comme la suite nécessaire au démantèlement de la propriété féodale, qui libérerait les producteurs du fardeau de la « rente foncière absolue », et donc encouragerait l’accumulation; c’est seulement à l’époque de la Révolution Bolchévique qu’il a changé de position pour défendre l’idée que le démantèlement des états féodaux devait mener à la distribution de la terre aux paysans, quelque chose que les Socialistes-Révolutionnaires de Gauche, héritiers de la tradition Narodnik, demandaient ardemment.

La question des différenciations de classe au sein de la paysannerie, également centrale dans la conception de la révolution en deux temps, a occupé fortement sa pensée, puisque la pertinence de cette conception allait bien au-delà de la Russie, et qu’elle était la base de l’analyse des sociétés « arriérées » par le Komintern. Dans ses thèses préliminaires au Second Congrès du Komintern, Lénine a mis en avant un critère basé sur l’emploi de main d’œuvre pour distinguer entre elles les différentes classes paysannes, ce qui a formé la base de toutes les analyses suivantes sur la question, y compris celle endossée par Mao Zedong.



L’Impérialisme et la guerre


Lénine voyait la première guerre mondiale comme le chant du cygne du capitalisme, qui annonçait que la révolution mondiale était désormais à l’ordre du jour historique. La fameuse remarque de Marx selon laquelle à un certain stade du développement d’un mode de production, les rapports de propriété le caractérisant « entravent » le développement des forces productives, a naturellement soulevé la question: comment savons-nous quand ce stade est atteint? Ou plus généralement, quand pouvons-nous dire d’un mode de production qu’il est obsolète? La tradition « révisionniste » dans la social-démocratie allemande avait affirmé que cette obsolescence se manifesterait par elle-même à travers une tendance à « l’effondrement » du système; et puisque il n’y avait pas de signes d’un tel « effondrement », la classe ouvrière devait se réconcilier avec le fait que le capitalisme allait continuer, qu’elle devrait lutter seulement pour améliorer son sort économique dans le système, et que le Marxisme devait par conséquent être « révisé ». La tradition révolutionnaire en Allemagne incarnée par Rosa Luxembourg leur opposait que le système mènerait inévitablement à « son effondrement »; mais dans ce débat elle acceptait la problématique des révisionnistes selon laquelle la preuve de l’obsolescence du système résidait dans sa tendance à se diriger vers son « effondrement ».

Lénine a rompu avec cette problématique et a vu la guerre comme une incarnation de la nature « moribonde » du capitalisme. Elle a offert aux travailleurs une alternative difficile: soit ils tuaient leurs camarades travailleurs dans les tranchées d’en face, soit ils retournaient leurs fusils contre leurs exploiteurs capitalistes (d’où le slogan Bolchévique « transformer la guerre impérialiste en guerre civile »). Il a mis au point sa théorie de l’impérialisme à la fois pour expliquer l’origine de la guerre et pour déterminer la nature moribonde du capitalisme dont la guerre était une manifestation.


La théorie de l’impérialisme de Lénine est souvent mal comprise. L’erreur d’interprétation la plus commune est celle qui attribue à Lénine une position selon laquelle le capitalisme souffrant d’un problème de « sous-consommation », l’impérialisme serait un moyen de contrer cette tendance. C’est à cause de cette interprétation que plusieurs auteurs ont plus tard affirmé que la politique Keynésienne de l’après-guerre, de stimulation de la demande, avait rendu la théorie Léniniste de l’impérialisme obsolète. Mais Lénine, bien qu’ayant une dette intellectuelle envers Hobson, ne considérait pas l’impérialisme du point de vue de la « sous-consommation » comme ce dernier. En fait, la théorie de Lénine n’était pas du tout une théorie « fonctionnelle » de l’impérialisme, c-a-d que l’impérialisme n’était pas perçu comme un moyen de trouver un antidote à une quelconque tendance inhérente au capitalisme.

Pour Lénine, l’impérialisme c’est le capitalisme monopoliste. Le processus de centralisation du capital mène à l’émergence de monopoles dans les sphères de la production et de la finance, qui se renforcent mutuellement jusqu’au moment où une petite oligarchie financière, à cheval sur les sphères de la finance et de l’industrie, a à sa disposition un « capital financier » immense. Ces oligarchies sont basées dans un cadre national et sont intégrées à leurs États-nations, créant une « union personnelle » entre ceux qui dominent l’industrie, la finance, et l’État dans chacun des pays capitalistes avancés. La concurrence qui a toujours existé entre capitalistes, prend désormais la forme de rivalités pour l’acquisition de « territoires économiques » entre ces puissantes oligarchies financières, chacune soutenue par leur État-nation. L’acquisition de « territoires économiques » n’est pas seulement un moyen de s’assurer matériellement des marchés, des sources de matières premières ou des sphères exclusives pour des investissements financiers; mais surtout un moyen d’exclure potentiellement leurs rivaux de ces territoires. Et quand la recherche de « territoires économiques » emmène la division du monde entier en territoires captifs, seule la re-division reste possible, ce qui peut seulement se dérouler par le déclenchement de guerres. L’ère de l’impérialisme, c’est-à-dire du capitalisme monopoliste, est caractérisée par le déclenchement de guerres.

Le concept de capital financier chez Lénine a été critiqué à de maintes reprises: sur une confusion potentielle entre « stocks » et « flux »; en ce sens qu’il oscille entre la notion d’Hobson de « grande finance » (caractéristique de la Grande-Bretagne où les intérêts financiers et industriels étaient relativement distincts) et la notion d’Hilferding de « capital financier » ou de « capital contrôlé par les banques et employé dans l’industrie » (caractéristique de l’Allemagne où les intérêts industriels et financiers étaient complètement confondus). Ces critiques passent toutefois à côté de l’essentiel de la théorie de Lénine. La distinction entre « stocks » et « flux » a seulement du sens dans une perspective d’analyse du capitalisme comme souffrant d’une « sous-consommation » chronique, quand les exportations du capital – dans le sens d’une exportation de surplus financée par l’extension du crédit – peuvent être un moyen de gonfler la demande agrégée. Pour résumer, les « flux » ont un sens seulement du point de vue de la demande agrégée; les exportations de capital comme le reflet d’un choix d’investissement, sans exportation de plus-value corrélée, n’affectent pas la demande agrégée. Une fois que nous détachons Lénine de l’analyse basée sur la « sous-consommation », la critique selon laquelle il ne distinguait pas les stocks et les flux n’a plus lieu d’être. Dans la même idée, puisque Lénine cherchait à caractériser une phase globale du capitalisme, synthétisant toutes les particularités de chaque pays, son utilisation de concepts vastes et élastiques peut difficilement être critiquable.

Sa théorie, quoiqu’extrêmement simple dans sa conception économique, et presque irréprochable dans son contexte, était suffisamment riche pour saisir l’étendue des rapports de domination que l’impérialisme entraînait. La tentative de se partager un monde déjà partagé a pris des formes complexes (si on laisse de côté la guerre): des colonies, des semi-colonies, qui remettent en cause la souveraineté de pays nominalement indépendants, jusqu’à obtenir l’hégémonie même sur des puissances coloniales (apparemment hégémoniques) comme le Portugal. La théorie de Lénine a ouvert le champ des relations internationales à l’analyse marxiste.


Lénine a tenté en 1908 d’expliquer le révisionnisme dans le mouvement ouvrier Européen, en suggérant que l’afflux de petits producteurs, dépossédés par le mécanisme de la concurrence capitaliste, dans les rangs du prolétariat, a emmené l’importation d’une idéologie étrangère qui a constitué la base du révisionnisme. Mais dans l’Impérialisme, emboîtant le pas à certains remarques d’Engels, il expliquait le révisionnisme comme étant l’expression d’une fraction de la classe ouvrière, et en particulier des directions syndicales, qui se laisse acheter par les « sur profits » engrangés par les monopoles. La position de Lénine doit être distinguée ici des arguments ultérieurs basés sur « l’échange inégal », qui sont allés bien plus loin en prétendant que le prolétariat des pays avancés faisait partie intégrante du camp des exploiteurs: il n’a pas seulement restreint les bénéficiaires de l’exploitation capitaliste à une mince couche sociale, mais a également lié ce phènomène aux monopoles. Les théories de l’échange inégal qui n’évoquent pas les monopoles sont infondées: elles manquent de pertinence si la métropole et la périphérie ne sont pas spécialisées dans certaines activités particulières, mais elles ne peuvent en tout cas pas expliquer une telle spécialisation sans passer par les monopoles. L’accent mis par Lénine sur les monopoles est une approche bien plus utile sur cette question, même si on considère que le cercle des bénéficiaires de l’impérialisme s’est étendu au-delà de la mince couche sociale initiale.

Dans l’Impérialisme, Lénine a critiqué la thèse de Karl Kautsky selon laquelle une exploitation conjointe du monde serait possible à travers des accords pacifiques signés entre le capital financier uni au niveau international, ce qu’il appelait « l’ultra-impérialisme ». Son argument était qu’une telle division négociée du monde entre les différents capitaux financiers, en admettant qu’elle ait lieu, ne ferait que refléter leurs forces relatives à ce moment précis; mais le développement inégal, inhérent au capitalisme, emmènerait nécessairement à une modification de ces forces relatives, ce qui donnerait lieu à des conflits qui éclateraient en guerres. « L’ultra-impérialisme » pourrait seulement être un interlude, une trêve, entre deux périodes de guerres. Certains ont avancé l’idée selon laquelle les événements de l’après-guerre confirmeraient plutôt la validité de la conception de Kautsky que celle de Lénine, du fait que les rivalités inter-impérialistes sont devenus moins intenses avec la Pax Americana.


Deux éléments doivent être notés ici:

  • premièrement, nous avons ces derniers temps non pas une unité des différents capitaux financiers basés à l’échelle nationale et soutenus par leurs États-nations respectifs, comme Kautsky l’avait prédit, mais un nouveau capital financier international, et donc un nouvel impérialisme, qui est le produit d’un nouveau processus de centralisation du capital et de suppression des restrictions sur les flux de capitaux trans-frontaliers, c-a-d le processus de la mondialisation de la finance. Ce que nous avons aujourd’hui, pour résumer, est un nouveau phénomène qui dépasse les circonstances rencontrées par Kautsky et Lénine

  • deuxièmement, l’émergence d’un capital financier international, tandis qu’il restreint la possibilité de guerres entre puissances impérialistes, n’a pas du tout empêché le déclenchement de guerres. La typologie des guerres en question change, mais les guerres sont toujours là, dans toute leur brutalité. Les circonstances actuelles sont différentes de celles de l’époque de Lénine, mais son œuvre reste un point de référence dans notre analyse de cette nouvelle situation.

Écrits post-révolutionnaires

Les volumineux écrits post-révolutionnaires de Lénine sont d’une grande importance et nécessiteraient un traitement séparé, plus exhaustif. Après la fin de la Guerre Civile, la période du « Communisme de guerre » a laissé la place à la « Nouvelle Politique Économique », qui a rendu possible l’émergence de tendances capitalistes qui devaient être maintenues sous étroite surveillance par l’État prolétarien, qui devait lui-même conserver le contrôle des principaux leviers de commande de l’économie. L’accent mis sur l’État centralisé comme un rempart contre la restauration capitaliste a été perçu par beaucoup de monde comme contenant les germes du déclin ultérieur du système. Lénine a été en conséquence vu comme étant intentionnellement à l’origine du système centralisé qui a été parachevé à l’époque de Staline. Mais c’est une interprétation erronée des œuvres de Lénine, qui n’a jamais abandonné sa vision libertaire du socialisme, même si l’appareil d’État centralisé devait être construit pour protéger une Union Soviétique assiégée après que la perspective d’une révolution Allemande se soit envolée et que Lénine ait commencé a regardé à l’est du côté de la Chine et de l’Inde.

Cette vision libertaire, exposée dans L’État et la Révolution écrit en Août 1917, qui envisage un processus de dépérissement de l’État prolétarien dès sa formation, a été réaffirmée en Octobre 1917 avec cette remarque: « nous pouvons immédiatement mettre en branle un appareil d’État consistant en des dizaines, si ce n’est des vingtaines de millions de personnes ». Même dans les moments critiques, après que les circonstances l’aient contraint à adopter un appareil d’État centralisé, ses interventions, comme celles contre la militarisation des syndicats, découlent de sa vision libertaire. Et même après que la démocratie des Soviets ait cessé d’exister, Lénine était préoccupé par le fait que le Parti ne devienne pas seulement une force bureaucratique centralisée, d’où son « dernier combat », visant à empêcher la bureaucratisation du Parti. Il a vu avec une grande précision et une certaine prescience que la poursuite sur la voie du « centralisme démocratique » (le principe organisationnel du parti Léniniste) dans une société qui émergeait de l’autocratie féodale pouvait aisément dégénérer en une forme de centralisme bureaucratique. L’image d’un Lénine glorifiant le centralisme contre les espérances libertaires du socialisme est donc fausse.

Site de People’s Democracy, hebdomadaire du Parti Communiste d’Inde (Marxiste): http://pd.cpim.org/

Cette crise n’est pas une crise financière mais une crise du capitalisme, de Domenico Moro

dans le premier numéro de l’année 2009 de Marxismo Oggi, revue théorique italienne


Traduction JC pour http://solidarite-internationale-pcf.over-blog.net/

1 – SURPRODUCTION ET CRISE

D’après la majorité des médias, des économistes et des gouvernements, la crise actuelle est une crise financière, qui se serait par la suite étendue à l’économie « réelle ». Avec ce type d’analyse on ne saisit, toutefois, que la forme sous laquelle la crise s’est manifestée. On en ignore cependant le contenu, qui réside dans les mécanismes d’accumulation du capital. En effet, les crises sont un révélateur qui fait apparaître les contradictions du mode de production actuel. Parmi ces contradictions, la principale est celle entre production et marché. L’objectif des entreprises est de produire pour réaliser des profits et, à cette fin, ils réduisent les coûts des marchandises de façon à augmenter leurs marges, c’est-à-dire la différence entre les coûts de production et les prix. La réduction des coûts de production passe par la réalisation d’économies d’échelle, c’est-à-dire par la production de masse de marchandises toujours plus importantes dans le même temps de travail. C’est en vue de cet objectif que des technologies et des machines toujours plus modernes sont introduites à la place des travailleurs, et que les rythmes et l’intensité de travail sont augmentés. Dans l’absolu, il s’agit de quelque chose de positif, puisque le développement de la productivité met à disposition des travailleurs une masse de marchandises plus importante dans une période de temps plus réduite. Le problème, c’est que la production capitaliste n’est pas dirigée vers les simples consommateurs mais vers les consommateurs en mesure de payer un prix adéquat en vue d’atteindre le profit espéré, c’est-à-dire vers un marché. C’est là qu’est tout le problème: la production capitaliste est une production qui s’accroît sans se soucier du marché, c’est-à-dire de la capacité à acheter les marchandises produites. De plus, étant donné que le profit est dû au travail non payé des travailleurs, la réduction relative de ces derniers par rapport au capital global employé provoque une chute du taux de profit, qu’on cherche à compenser à travers l’augmentation de l’exploitation et en produisant ensuite un nombre plus grand de marchandises. Tout cela implique que la production tend toujours à excéder les capacités d’absorption du marché, déterminant un déséquilibre permanent entre les capacités productives et l’étroitesse du marché. Une étroitesse qui est justement accentuée par le mécanisme qui remplace la force de travail par des machines et qui, par la suite, provoque l’expulsion des travailleurs du processus de production. Selon une étude de la Banque des règlements internationaux, des années 1980 à aujourd’hui, dans tous les principaux pays industrialisés, il y a eu un déplacement dans le partage du PIB des salaires vers les profits. En Italie, la part qui va aux profits est passée de 23,1% en 1993 à 31,3% en 2005. Il s’agit de 8% du PIB, équivalente à 120 milliards d’euro, soit 7 000 euros que chacun des 17 millions de salariés italiens perd en salaire et que le capital gagne en profit. Mais la chose la plus intéressante dans l’étude de la BRI, c’est que la cause de ce phénomène est localisée, non dans la concurrence des travailleurs des pays « en voie de développement », mais dans l’introduction de nouvelles technologies qui, chassant des travailleurs et détruisant l’organisation du travail, réduit les capacités de résistance et de négociation des travailleurs. De cette manière, on en est arrivé à la perte de pouvoir d’achat pour les salariés et les travailleurs se sont trouvés à contraints à travailler plus avec comme effet de réduire encore plus la demande de force de travail et d’aggraver le chômage. Par ailleurs, les nouvelles technologies ayant une forte composante informatique, qui devient obsolète plus rapidement, les restructurations sont devenues plus fréquentes. Donc, tandis que d’une part on multiplie l’offre de marchandises sur le marché, d’autre part on réduit la demande, qui en majeure partie est constituée par les travailleurs salariés, ou, dans le meilleur des cas, on ne permet pas à la demande d’augmenter dans les mêmes proportions que l’offre. Du reste, dans l’anarchie de la concurrence, quoique oligopolistique, qui règne dans le mode de production capitaliste, tout capitaliste individuellement, pour battre ses concurrents, tend à réaliser des économies d’échelles toujours plus grandes et à réduire les salaires de ses travailleurs, en les traitant comme des coûts à réduire plutôt que comme des acheteurs potentiels. Se produit ainsi une tendance à la surproduction de marchandises qui, trouve ses racines dans la surproduction de capital sous la forme des moyens de production. Ce qu’il est important de comprendre, toutefois, c’est que la sur-capacité productive est telle dans le mode de production capitaliste, que l’on ne produit que quand on est sûr de réaliser un profit, et que la sur-production de marchandises se comprend dans les limites du marché capitaliste.



2 – LE CAS SYMPTOMATIQUE DE L’AUTOMOBILE

La crise ne marque pas une cassure dans le cours normal de l’économie, c’est la manière violente par laquelle le capital tente de résoudre ses contradictions. En effet, les crises ne voient pas seulement des milliards de capital fictif partir en fumée dans les krachs boursiers, mais provoquent aussi une destruction de capital réel à travers la perte de valeur des marchandises, qui s’accumulent invendues dans les dépôts ou sont vendues à perte (aux États-Unis on en est arrivé à vendre deux voitures pour le prix d’une), et des moyens de production, qui restent inactifs ou sous-utilisés. Les crises, ensuite, détruisent de la force de travail à travers les licenciements et, en provoquant la mort des entreprises les plus faibles et leur absorption de la part des plus fortes, aboutissent sur la concentration de la production entre les mains de capitalistes toujours moins nombreux. C’est seulement à ce prix que l’on crée les conditions pour que la production soit de nouveau profitable et puisse être relancée, reproduisant toutefois les conditions qui feront que la crise se répétera par la suite et sur une base plus large. Le cas de l’automobile est symptomatique. Il s’agit d’un secteur qui a toutes les caractéristiques typiques de la grande industrie: une grande concentration progressive, et une augmentation toujours plus forte de la composante technologique par rapport aux travailleurs employés. Un secteur dans lequel, selon les mots de l’administrateur délégué de Fiat, Marchionne, « la sur-capacité productive est un problème général ». Aux États-Unis, en effet, la production de 2009 correspondra seulement à 45% de la production potentielle, soit 5 millions d’auto en moins par rapport à 2007. Selon CSM Worldwide, l’utilisation des usines des douze premières entreprises mondiales, déjà descendue à 72,2% en 2008, baissera en 2009 jusqu’à 64,7%. Les conséquences seront lourdes même pour les entreprises leaders sur le marché, les allemandes et les japonais: en Allemagne on a licencié les travailleurs précaires (4500 chez Volkswagen), alors que le temps de travail hebdomadaire (et le salaire) a été réduit pour les deux-tiers des travailleurs stables de Volkswagen et en février et mars pour 26 000 travailleurs de la BMW, au Japon, de son côté, Nissan a planifié 20 000 licenciements. La situation est encore pire pour les entreprises américaines, parmi lesquelles GM et Chrysler qui seraient déjà en faillite sans les 14 milliards de dollars injectés par le gouvernement. GM, en particulier, prévoit la fermeture de quatre des vingt-deux usines états-uniennes et 31 000 licenciements. Pourtant tout cela se déroule à la fin d’un processus dans lequel les trois majors de Detroit ont augmenté leur productivité. Selon le rapport Harbour, les majors de Detroit ont réduit l’écart avec les usines japonaises en Amérique en terme de temps nécessaire à la production d’un véhicule en passant de 10,51 heures en 2003 à 3,5 heures en 2007. Du reste, la crise de 1929 a aussi été précédée par une période de forte augmentation de la productivité, tout comme elle a été déclenchée par un krach financier. En effet, ce fut justement dans les années 20, qu’avec le fordisme, a été introduite la chaîne de montage. A partir des années 80, le fordisme a été adapté, devenant le toyotisme, qui, en flexibilisant le processus de production, a tenté de résoudre la contradiction entre marché et production. Le résultat de tout cela, c’est que les véhicules invendus, seulement dans les usines américaines, ont atteint fin janvier 2009 les trois millions, l’équivalent de 116 jours de vente aux niveaux actuels. Cela prouve que, dans les limites des rapports de production capitalistes, pour résoudre la contradiction entre production et marché, aucune technique managériale n’est suffisante. Que prévoit-on pour répondre au problème de la sur-production? Le cas états-unien est encore une fois symptomatique. Au-delà des licenciements et de la semaine courte de 4 jours (working sharing), on prévoit un alignement de toutes les entreprises américaines sur les pires conditions salariales et sociales en vigueur dans les usines japonaises aux États-Unis. Ensuite, cette crise aussi, comme les autres et même plus, étant donné sa gravité, dévorera ses victimes et marquera le début d’une série de fusions-acquisitions à l’avenir. Toujours selon Marchionne, dans le marché mondial de l’automobile il y aurait de la place seulement pour cinq ou six producteurs qui pourraient arriver aux cinq millions de voitures produites (par an), indispensables pour réaliser les économies d’échelle minimales. Et c’est Fiat justement qui se distingue par son activité, s’agitant dans plusieurs directions, des joint ventures avec l’indien Tata, qui est entré aussi dans le capital de Fiat, à l’acquisition possible de la Chrysler, en passant par la fusion invoquée avec Peugeot. La crise donnera ensuite un coup de pouce à l’internationalisation de la production, pour réduire les coûts et se rapprocher des nouveaux marchés, porteur de débouchés potentiels. Déjà aujourd’hui, Ford et GM produisent aux États-Unis moins de 32% de leur production globale, tandis que Fiat, Renault, Volkswagen produisent dans leurs pays d’origine respectivement seulement 34,9%, 34,7% et 33,6% de leur production totale. Ceux qui paieront seront, quand même, toujours les travailleurs avec la perte de leur emploi et avec la réduction des salaires.



3 – LE LIEN ENTRE SUR-PRODUCTION ET FINANCE

Opposer dans un contexte capitaliste, l’économie « financière » et « réelle » n’a pas de sens et c’est se fourvoyer. L’énorme développement du crédit et des marchés financiers trouve son origine dans le succès de la grande industrie, qui a besoin de capitaux monétaires toujours plus grands à investir. La mondialisation de la concurrence, les fusions et les acquisitions, le gigantisme des entreprises, nécessaires pour réaliser des économies d’échelle toujours plus grandes, aboutit à l’augmentation continue de la demande de crédit et à l’accroissement de la taille des banques. Bien que les crises ne soient pas causées par le crédit et la finance, il existe un lien très étroit entre crise et crédit. Un tel lien se tient dans le fait que le crédit favorise et accélère la tendance à la sur-production de capital et de marchandises. Le crédit, en effet, permet à la production de s’accroître d’une manière qui ne serait autrement pas possible. Dans le même temps, les banques, en concentrant entre quelques mains l’épargne de la société et en la transformant en un investissement, font prendre un capital même une forme « sociale », favorisant la séparation entre la direction et la propriété. Se crée ainsi une production privée sans propriété privée et une nouvelle aristocratie financière et de top-manager, super-payée, indifférente aux limites du marché, et encline aux investissements très risqués, au parasitisme et à la spéculation. De cette manière, se développe la tendance aux monopoles et à la sur-production générale chronique. L’industrie actuelle se trouve depuis des décennies dans une situation de sur-production, à laquelle on a répondu en favorisant le crédit facile et donc l’endettement, tant du côté de l’offre, c’est-à-dire des entreprises, que du côté de la demande, c’est-à-dire des consommateurs/acheteurs. Pendant des années avec l’approbation des gouvernements américains, la FED a maintenu le coût de l’argent à des niveaux très bas, poussant les banques à prêter même aux agents potentiellement non-solvables. En particulier, on a incité à l’achat de maisons, car la propriété immobilière fournissait une garantie pour l’achat de biens de consommation comme l’automobile. On a accordé des prêts à presque tout le monde, et aussi à ceux qui n’avaient ni travail ni propriété, ce qu’on a appelé les prêts subprimes. La spirale de l’endettement s’est auto-alimentée, grâce à la libération des marchés financiers et à la suppression des barrières et des règles introduites après la crise de 1929, et les prêts ont été titrisés en titres – les fameux dérivés – vendues aux banques du monde entier. La spéculation s’est étendue à la titrisation des assurances sur les dérivés des prêts, les credit default swaps (CDS), qui ont atteint le chiffre astronomique de 45 000 milliards de dollars. De plus, d’autres formes d’incitation à l’endettement ont été introduites comme les cartes de crédit revolving. Au fond, la demande de biens de consommation a été dopée, fondant sur des bases en argile l’expansion économique consécutive à la crise de 2001. Aux États-Unis et au Royaume-Uni, l’endettement des familles en 2007 avait atteint les 100% du PIB. Entre-temps les engagements financiers des banques avaient augmenté jusqu’à la démesure: les banques européennes pour chaque euro de capital en caisse avaient accordé 40 euros de prêts, les banques américaines encore plus. Tout cela ne pouvait pas duré et en effet cela n’est pas tenable. Quand la bulle immobilière a atteint son pic, en 2007, et qu’elle a éclaté, les habitations ont perdu jusqu’à 40% de leur valeur et leurs propriétaires ne sont plus arrivés à faire face à leurs prêts. Le système financier international s’est rendu compte qu’il avait dans le ventre des milliards de titres qui n’avaient pas plus de valeur qu’un bout de papier, auxquels s’ajoutait la masse des CDS, qui auraient pu l’emmener à son écroulement. De nombreuses banques, forcées d’inscrire les pertes dans leurs comptes, sont tombées en faillite, ont été achetées ou sauvées par l’État, et des centaines de milliards de capitalisation en bourse sont partis en fumée. En outre, l’incertitude sur la solvabilité des banques a mené à la paralysie du marché inter-bancaire et à la contraction du crédit, avec des conséquences dévastatrices pour les entreprises, déjà lourdement endettées et aux prises avec les nécessités de l’internationalisation, de la réorganisation de la production et du financement du crédit à la consommation.



4 – FAILLITE DU MARCHE ET INTERVENTION DE L’ETAT

La sur-production qui étrangle l’économie est désormais générale. En effet, selon la Banque mondiale, à la réduction, pour la première fois depuis 1945, du PIB mondial il faut ajouter la contraction du commerce mondial la plus importante des 80 derniers années, depuis celle de la grande Dépression des années 30. L’organisation internationale du travail prévoit entre 18 et 30 millions de chômeurs en plus, 50 dans les pires prévisions. La crise a ainsi démontré de manière patente la faillite des capacités régulatrices du marché. Significative a été la rapidité du coup de barre donné vers l’intervention de l’État, à partir justement des deux pays leader de la « révolution » néo-libérale, les États-Unis et la Grande-Bretagne, et l’ampleur de l’intervention, surtout en faveur du crédit. Aux États-Unis, le programme d’aide fédéral, le Tarp, a déjà utilisé 294,9 milliards de dollars, dont 250 milliards pour la recapitalisation des banques, sur une somme totale allouée de 700 milliards, et Obama projette déjà d’allouer une somme supplémentaire de 2 000 milliards. En Grande-Bretagne, l’État a acheté la Bearn Stearns, 60% de la Royal Bank of Scotland et 40% de Lloyds-Hbos, tandis que l’Allemagne, qui a déjà donné 90 milliards à Hypo et a acquis 25% de la Commerzbank, elle a approuvé une loi qui permet l’expropriation par l’État des banques en difficulté. Mais, étant donné que ces mesures ne suffisent pas à remettre en route le marché inter-bancaire ainsi que les prêts aux entreprises et aux familles, l’État a assumé directement le rôle de bailleurs de fonds, sans véritable espoir de retour sur investissement, des entreprises. Au Japon, l’État a sorti 13 milliards d’euros, grâce auxquels il entrera éventuellement dans le capital des entreprises. En particuliers, on a assisté à une course pour venir à la rescousse des producteurs nationales d’automobile, des 14 milliards de dollars donnés à GM et Chrysler aux 7 milliards d’euros accordés à Renault et PSA, dont une partie ira aux branches de ces entreprises qui financent les achats à crédit. Des choix qui tous, avec la réduction pratiquement à zéro des taux d’intérêts pratiqués par de nombreuses banques centrales comme la Fed, démontrent qu’on cherche la solution à la crise dans des directions déjà empruntées, et qui ont déjà mené à l’échec, comme l’endettement et le protectionnisme, redevenu tout à coup devenu à la mode avec le « achetez américain ». L’ensemble des ressources mises sur la table par les États-Unis atteint les 8 000 milliards de dollards, soit 54% de leur PIB. Si nous pensons que les États-Unis ont dépensé 3 600 milliards de dollars dans toute la Seconde guerre mondiale et, qu’en 1944, leur dépenses militaires atteignaient 36% du PIB., nous avons une idée de la partie qui se déroule. L’augmentation des dépenses étatiques fera exploser le déficit public, qui aux États-Unis dépassera cette année la barre des 10% et sera compris au Royaume-Uni entre 6 et 8%, tandis que l’Allemagne, la vertueuse, verra son déficit public à son maximum depuis 1945. La croissance gigantesque des dettes publiques, déjà creusées aux États-Unis par des décennies de subventions aux entreprises et de dépenses militaires, conduira à la hausse des impôts, tandis que l’augmentation des émissions de bons du Trésor, unique investissement refuge restant, a déjà conduit à la baisse des revenus pour des millions de petits épargnants. Dans le même temps, le prix des credit default swaps sur les bons publics a augmenté, signe des craintes du marché sur la solvabilité de nombreux états. Tandis que les États-Unis, grâce au dollar, tentent de continuer à décharger le financement de leur énorme dette sur l’étranger, de nombreux pays périphériques, surtout en Europe de l’est, pris dans les difficultés de la récession, risquent une banqueroute qui aurait des contre-coups très lourds sur les banques européennes et sur l’euro.

5 – CONCLUSION: PLANIFICATION ET REDUCTION DU TEMPS DE TRAVAIL

Si l’échec du marché est désormais évident pour tous, moins évident est l’échec tout aussi grand de la propriété et de la production privée. En Italie, par exemple, nous assistons au paradoxe apparent de ceux qui, le patronat en tête, demandent et obtiennent l’intervention de l’État sous forme d’aides et continue à exiger la poursuite de la politique de privatisation, par exemple des services publics. En fait, c’est justement dans les moments de difficulté que le capital se réfugie le plus dans les rentes de monopole, en dehors de toute concurrence. Dans tous les pays, le préalable à toutes les aides publiques accordées, c’est que l’État, même dans le cas où celui-ci deviendrait majoritaire dans une banque ou dans une entreprise, reste rigoureusement en dehors de leur gestion, peut-être en achetant des actions sans aucun droit de vote. Déjà l’expansion du crédit avait mis à disposition du privé le capital social (l’épargne de la collectivité), faisant de la production privée une production sans propriété privée. Aujourd’hui que l’État finance les banques privées ou fournit directement aux entreprises le capital employé, la propriété prend encore plus un caractère social. S’accroît donc la contradiction entre le caractère toujours plus social de la production et de la propriété et l’appropriation privée du produit de cette production, qui se concentre entre des mains toujours moins nombreuses. Du reste, avec seulement cinq entreprises automobiles qui se partagent le marché mondial, comme le prévoit Marchionne, peut-on encore parler de propriété privée? Il s’agit d’une production qui en réalité s’est déjà presque socialisée. Nous avons plutôt une production privée sans propriété privée, et qui se sert de l’État comme d’un distributeur qui concentre le capital de toute la société. La crise ne se résout pas avec toutes ces aides aux entrepreneurs privés ou en injectant des masses d’argent dans le puits sans fond de l’insolvabilité de banques qui continuent à ne pas prêter d’argent. La crise se résoudra seulement si on s’attaque à ses racines, qui se trouve certainement pas dans les revenus des super-managers. En premier lieu, cela n’a pas de sens de maintenir le caractère privé de la production, quand les capitaux sont publics. L’anarchie irrationnelle de la concurrence et le déséquilibre permanent entre production et circulation des marchandises demeureraient, au détriment des travailleurs/contribuables. De telles contradictions peuvent seulement être résolues par une coordination d’ensemble, la planification de l’économie de la part de la collectivité, selon les priorités de la société et de l’environnement, et en commençant par la re-nationalisation des banques et des services publics. Ensuite, il faut s’attaquer à la contradiction entre le développement des forces productives et rapports de production. Les découvertes technologiques, et l’énorme augmentation de la productivité qui en a découlé dans les dernières décennies, peuvent permettre de réduire le temps de travail plutôt que de mettre des travailleurs au chômage. Mais cela ne peut se faire que si le temps de travail est réduit pour le même salaire, libérant ainsi des besoins et la possibilité de les satisfaire, et élargissant ainsi les limites du marché. S’il est vrai que la crise libère les monstres de la xénophobie et de l’autoritarisme et que la dépression de 1929 a ouvert la voie aux fascismes, cette même crise a aussi entraîné des réactions à gauche. Aux États-Unis en 1932 le sénateur Black, opposé au working sharing, qui redistribuait seulement la pauvreté et non le travail, a proposé une loi pour la réduction du temps de travail à 30 heures, qui fut seulement vaincue par l’opposition commune de Roosvelt et des entrepreneurs. Ce fut au contraire en France qu’en 1936, en pleine crise, fut approuvée une loi pour les 40 heures, qui a porté, pour le même salaire, le temps de travail annuel de 2496 à 2000 heures. La différence entre les États-Unis et la France c’est, qu’à l’époque, en France, était au pouvoir ce grand exemple d’intervention et d’action politique des travailleurs que fut le Front Populaire. Une expérience politique sur laquelle, mutadis mutandis, il vaudrait la peine de réfléchir. Aujourd’hui, en conclusion, face à une crise exceptionnelle qui met en évidence la faillite de tout un mode de production, le fantôme que l’on a voulu exorciser dans les derniers vingt ans redevient d’actualité, le socialisme. La possibilité de répondre à la crise économique et à la crise politique de la gauche passe ainsi par la capacité de proposer un projet pour une organisation alternative de la société et de l’économie.

Site de l’Ernesto: http://www.lernesto.it/

Révolution et régression en marche. Le projet de loi carle sur le financement des écoles privées repasse à l’assemblée

Texte publié dans Sauvons l’Ecole

Le projet de loi Carle sur le financement des écoles privées repasse aujourd’hui à l’Assemblée. Révolution et régression en marche.

Après 9 mois de gestation dans les tuyaux de l’appareil législatif, le projet de loi Carle, qui avait été voté au Sénat le 10 décembre 2008, passera ce lundi 28 septembre 2009, devant l’Assemblée Nationale, après moult reports fleurant bon l’esquive sournoise du débat public.

Avec ce projet de loi, une nouvelle étape, cruciale, va peut-être être franchie, dans le détournement des principes qui fondent le service public laïque de l’enseignement, mené par le gouvernement. Derrière la loi Carle en effet, se cache l’introduction subreptice et inédite en France, d’un chèque éducation pour les écoles privées, sur un air néo-libéral impatient de faire rimer éducation et consommation. Une entorse dangereuse aux principes républicains, qui depuis Jules Ferry, ont consacré le lien consubstantiel entre la Commune et son Ecole publique.

Un pactole de 400 millions d’euros
Rappelons d’abord que le projet de loi Carle, n’est que la resucée, en version « light », de l’article 89 de la loi d’août 2004, relative aux « libertés et responsabilités locales », article qui mobilisa tant d’élus locaux, et réactiva la guerre scolaire jusqu’ici larvée. Cet article 89, obligeait l’ensemble des municipalités, à financer, sans accord préalable, la scolarité des élèves fréquentant une école privée hors de leur commune de résidence.

Ceci, sans que leurs parents n’aient à justifier leur « libre choix » particulariste Ce qui représente, pour la collectivité, un petit pactole d’au moins 400 millions d’euros par an. Le projet Carle, lui fit suite, en vue d’éteindre les flammes contestatrices des élus de tous bords, vent debout contre ce diktat dangereux pour l’équilibre des budgets communaux, et générateurs d’injustice sociale.

Une loi que la Pologne l’Italie ou le Portugal pourraient nous envier
Agrémenté désormais, de timides précautions : Obligation de financement par la commune donc, pour des situations particulières, qui ne seraient justifiées qu’a posteriori par les parents. Hors de celles-ci, les communes ont toujours la faculté de financer dans tous les autres cas. Cette disposition qui s’apparente au chèque éducation prôné par les ultra-libéraux, et introduit ici par la petite porte des communes, n’en serait que définitivement entériné. Cette loi, en substituant au rapport institutionnel école-commune, né des lois Ferry, une relation marchande usager-commune, sur fond libéral, est un nouveau pas vers la privatisation de l’école laïque.

Il constitue une menace prévisible pour l’existence des écoles des communes rurales et une fuite discriminatoire des écoles publiques de la banlieue vers les écoles confessionnelles du centre-ville. Nanterre paierait pour Neuilly… Une situation que pourraient par ailleurs, nous envier bien des pays bien moins laïques, à l’image de l’Italie, du Portugal ou de la Pologne, où légitimement, l’enseignement catholique n’est pas financé et donc, représente moins de 4%. Tandis qu’en France il est surfinancé, et surreprésenté à 17% de la population scolaire…

Les défenseurs de la loi Carle, introduisent pour la première fois, une corrélation entre « liberté de l’enseignement », et obligation d’un financement public et imposent aussi, pour la première fois dans une loi de l’éducation, le concept de « parité » de traitement public-privé. Manipulation éhontée, que nul n’oserait s’hasarder à établir ailleurs que dans l’enseignement. La « liberté d’aller et venir » est après tout, tout aussi fondamentale que la liberté de l’enseignement.

Pour autant, la puissance publique n’a d’obligation que pour les transports en commun et l’usager qui, par convenance personnelle et intérêt particulier, choisit le taxi, a la décence citoyenne de ne pas revendiquer le financement public de sa course.

Public et privé sur un pied d’égalité
On n’imagine pas plus les mêmes communes, contraintes un jour de financer des soins couteux délivrés à leurs ouailles, dans des cliniques privées qui plus est hors de leur périmètre, au détriment de leur(s) hôpital(ux) public(s) de leur territoire. A l’instar des hôpitaux publics, les écoles publiques ont des obligations afférentes à leur mission de service public : égalité de toutes et tous devant l’accueil, continuité, gratuité et laïcité. Le financement des élèves du public hors commune, sous condition et accord a priori, résulte de l’obligation constitutionnelle d’organiser le service public laïque d’éducation en tout lieu, et non d’une quelconque « liberté d’enseignement ». Le privé, lui, revendique des subsides publics au nom de sa « parité » et récuse au nom de sa « liberté » les obligations correspondantes. « Liberté » et « parité » de l’enseignement ne sont ici que des concepts politiques, qui participent, de fait, au démantèlement du service public qui seul en supporte toutes les contraintes. Notre Constitution ne reconnaît que l’égalité entre citoyens, et non une quelconque parité entre groupes, confessionnels ou non.

Il est proprement abusif, de mettre sur le même plan écoles publiques et privées. Ces dernières, sur le support de l’éducation, s’inscrivent dans des logiques commerciales, avec, pour la plupart, des finalités prosélytes. Autant de caractéristiques pour le moins antinomiques avec une mission d’intérêt général ; un travestissement délibéré de la réalité.

Le communautarisme consacré
Le concept de « parité » entre enseignement public ou privé, non content d’être contraire à la Constitution, n’a en définitive, aucun fondement juridique. Il instaure, qui plus est, un dualisme scolaire ruineux. Et le sera d’autant plus que d’autres groupes, confessionnels, linguistiques ou autres, revendiqueront les mêmes privilèges. Il est d’ores et déjà manifeste, comme on le voit dans le débat actuel sur la couverture santé menée par Barack Obama, que la concurrence public-privé engendre des surcoûts. Les dépenses de santé représentent aux Etats-Unis 16% du PIB, alors qu’au moins 20% de la population n’ont aucune protection sociale, contrairement à la France où la couverture santé pour tous les citoyens ne représente que 11% du PIB…

Jusqu’à ce jour, le dispositif législatif instituait un rapport institutionnel fort entre l’École et la Commune. La Loi Carle fait primer les choix communautaristes et particularistes sur l’intérêt général en encourageant par ce régime de faveur la scolarisation dans des écoles privées. La ghettoïsation sociale va s’aggraver. Et les communes rurales seront, elles aussi, pénalisées avec un risque inquiétant pour l’avenir, d’exode scolaire. Des classes et écoles publiques entières disparaîtront…Ce faisant, la loi Carle sacrifie sur cet autel si éloigné des valeurs républicaines, la justice sociale, la laïcité et le vivre ensemble de jeunes citoyens en devenir.

Muriel FITOUSSI et Eddy KHALDI, sont les auteurs du livre Main basse sur l’école publique (Demopolis, 2008)

Suicide à France télecom///Il faut mettre un point d’arrrêt:

« Il faut mettre un point d’arrêt à cette mode de la  désobéissance… »
Maurice Papon, secrétaire général de la préfecture de Gironde, 1943
« Il faut mettre un point d’arrêt à cette mode de ne pas répondre  aux questions… »
Klaus Barbie, chef de la Gestapo de la région Lyonnaise, 1943

« Il faut mettre un point d’arrêt à cette mode de  la résistance… »
René Bousquet, secrétaire général de la police de Vichy, 1942

« Il faut mettre un point d’arrêt à cette mode de vouloir  s’évader… »
Theodor Eicke, chef du camp de concentration de Dachau, 1940

« Il faut mettre un point d’arrêt à cette mode de mourir de faim… »
Hans Frank, gouverneur général des provinces polonaises, 1941

‘Il faut mettre un point d’arrêt à cette mode du suicide… »
Didier Lombard, PDG de France Telecom, Septembre 2009

Par CGT PHILIPS EGP DREUX

Le manifeste du parti communiste

Karl Marx 

Friedrich Engels 

Un spectre hante l’Europe : le spectre du communisme. Toutes les puissances de la vieille Europe se sont unies en une Sainte-Alliance pour traquer ce spectre : le pape et le tsar, Metternich et Guizot [20] , les radicaux de France et les policiers d’Allemagne. Quelle est l’opposition qui n’a pas été accusée de communisme par ses adversaires au pouvoir ? Quelle est l’opposition qui, à son tour, n’a pas renvoyé à ses adversaires de droite ou de gauche l’épithète infamante de communiste ? Il en résulte un double enseignement. Déjà le communisme est reconnu comme une puissance par toutes les puissances d’Europe. Il est grand temps que les communistes exposent à la face du monde entier, leurs conceptions, leurs buts et leurs tendances; qu’ils opposent au conte du spectre communiste un manifeste du Parti lui-même. 

C’est à cette fin que des communistes de diverses nationalités se sont réunis à Londres et ont rédigé le Manifeste suivant, qui est publié en anglais, français, allemand, italien, flamand et danois.

I. Bourgeois et prolétaires [21]  

L’histoire de toute société jusqu’à nos jours [22] n’a été que l’histoire de luttes de classes.

Homme libre et esclave, patricien et plébéien, baron et serf, maître de jurande [23] et compagnon, en un mot oppresseurs et opprimés, en opposition constante, ont mené une guerre ininterrompue, tantôt ouverte, tantôt dissimulée, une guerre qui finissait toujours soit par une transformation révolutionnaire de la société tout entière, soit par la destruction des deux classes en lutte.

Dans les premières époques historiques, nous constatons presque partout une organisation complète de la société en classes distinctes, une échelle graduée de conditions sociales. Dans la Rome antique, nous trouvons des patriciens, des chevaliers, des plébéiens, des esclaves; au moyen âge, des seigneurs, des vassaux, des maîtres de corporation, des compagnons, des serfs et, de plus, dans chacune de ces classes, une hiérarchie particulière.

La société bourgeoise moderne, élevée sur les ruines de la société féodale, n’a pas aboli les antagonismes de classes Elle n’a fait que substituer de nouvelles classes, de nouvelles conditions d’oppression, de nouvelles formes de lutte à celles d’autrefois.

Cependant, le caractère distinctif de notre époque, de l’époque de la bourgeoisie, est d’avoir simplifié les antagonismes de classes. La société se divise de plus en deux vastes camps ennemis, en deux grandes classes diamétralement opposées : la bourgeoisie et le prolétariat.

Des serfs du moyen âge naquirent les bourgeois des premières agglomérations urbaines; de cette population municipale sortirent les premiers éléments de la bourgeoisie.

La découverte de l’Amérique, la circumnavigation de l’Afrique offrirent à la bourgeoisie naissante un nouveau champ d’action. Les marchés des Indes Orientales et de la Chine, la colonisation de l’Amérique, le commerce colonial, la multiplication des moyens d’échange et, en général, des marchandises donnèrent un essor jusqu’alors inconnu au négoce, à la navigation, à l’industrie et assurèrent, en conséquence, un développement rapide à l’élément révolutionnaire de la société féodale en dissolution.

L’ancien mode d’exploitation féodal ou corporatif de l’industrie ne suffisait plus aux besoins qui croissaient sans cesse à mesure que s’ouvraient de nouveaux marchés. La manufacture prit sa place. La moyenne bourgeoisie industrielle supplanta les maîtres de jurande; la division du travail entre les différentes corporations céda la place à la division du travail au sein de l’atelier même.

Mais les marchés s’agrandissaient sans cesse : la demande croissait toujours. La manufacture, à son tour, devint insuffisante. Alors, la vapeur et la machine révolutionnèrent la production industrielle. La grande industrie moderne supplanta la manufacture; la moyenne bourgeoisie industrielle céda la place aux millionnaires de l’industrie, aux chefs de véritables armées industrielles, aux bourgeois modernes.

La grande industrie a créé le marché mondial, préparé par la découverte de l’Amérique. Le marché mondial accéléra prodigieusement le développement du commerce, de la navigation, des voies de communication. Ce développement réagit à son tour sur l’extension de l’industrie; et, au fur et a mesure que l’industrie, le commerce, la navigation, les chemins de fer se développaient, la bourgeoisie grandissait, décuplant ses capitaux et refoulant à l’arrière-plan les classes léguées par le moyen âge.

La bourgeoisie, nous le voyons, est elle-même le produit d’un long développement, d’une série de révolutions dans le mode de production et les moyens de communication.

A chaque étape de l’évolution que parcourait la bourgeoisie correspondait pour elle un progrès politique. Classe opprimée par le despotisme féodal, association armée s’administrant elle-même dans la commune [24], ici, république urbaine indépendante; là, tiers état taillable et corvéable de la monarchie, puis, durant la période manufacturière. contrepoids de la noblesse dans la monarchie féodale ou absolue, pierre angulaire des grandes monarchies, la bourgeoisie, depuis l’établissement de la grande industrie et du marché mondial, s’est finalement emparée de la souveraineté politique exclusive dans l’Etat représentatif moderne. Le gouvernement moderne n’est qu’un comité qui gère les affaires communes de la classe bourgeoise tout entière.

La bourgeoisie a joué dans l’histoire un rôle éminemment révolutionnaire.

Partout où elle a conquis le pouvoir, elle a foulé aux pieds les relations féodales, patriarcales et idylliques. Tous les liens complexes et variés qui unissent l’homme féodal à ses “supérieurs naturels”, elle les a brisés sans pitié pour ne laisser subsister d’autre lien, entre l’homme et l’homme, que le froid intérêt, les dures exigences du “paiement au comptant”. Elle a noyé les frissons sacrés de l’extase religieuse, de l’enthousiasme chevaleresque, de la sentimentalité petite-bourgeoise dans les eaux glacées du calcul égoïste. Elle a fait de la dignité personnelle une simple valeur d’échange; elle a substitué aux nombreuses libertés, si chèrement conquises, l’unique et impitoyable liberté du commerce. En un mot, à la place de l’exploitation que masquaient les illusions religieuses et politiques, elle a mis une exploitation ouverte, éhontée, directe, brutale.

La bourgeoisie a dépouillé de leur auréole toutes les activités qui passaient jusque-là pour vénérables et qu’on considérait avec un saint respect. Le médecin, le juriste, le prêtre, le poète, le savant, elle en a fait des salariés à ses gages.

La bourgeoisie a déchiré le voile de sentimentalité qui recouvrait les relations de famille et les a réduites à n’être que de simples rapports d’argent.

La bourgeoisie a révélé comment la brutale manifestation de la force au moyen âge, si admirée de la réaction, trouva son complément naturel dans la paresse la plus crasse. C’est elle qui, la première, a fait voir ce dont est capable l’activité humaine. Elle a créé de tout autres merveilles que les pyramides d’Egypte, les aqueducs romains, les cathédrales gothiques; elle a mené à bien de tout autres expéditions que les invasions et les croisades [25]

La bourgeoisie ne peut exister sans révolutionner constamment les instruments de production, ce qui veut dire les rapports de production, c’est-à-dire l’ensemble des rapports sociaux. Le maintien sans changement de l’ancien mode de production était, au contraire, pour toutes les classes industrielles antérieures, la condition première de leur existence. Ce bouleversement continuel de la production, ce constant ébranlement de tout le système social, cette agitation et cette insécurité perpétuelles distinguent l’époque bourgeoise de toutes les précédentes. Tous les rapports sociaux, figés et couverts de rouille, avec leur cortège de conceptions et d’idées antiques et vénérables, se dissolvent; ceux qui les remplacent vieillissent avant d’avoir pu s’ossifier. Tout ce qui avait solidité et permanence s’en va en fumée, tout ce qui était sacré est profané, et les hommes sont forcés enfin d’envisager leurs conditions d’existence et leurs rapports réciproques avec des yeux désabusés.

Poussée par le besoin de débouchés toujours nouveaux, la bourgeoisie envahit le globe entier. Il lui faut s’implanter partout, exploiter partout, établir partout des relations.

Par l’exploitation du marché mondial, la bourgeoisie donne un caractère cosmopolite à la production et à la consommation de tous les pays. Au grand désespoir des réactionnaires, elle a enlevé à l’industrie sa base nationale. Les vieilles industries nationales ont été détruites et le sont encore chaque jour. Elles sont supplantées par de nouvelles industries, dont l’adoption devient une question de vie ou de mort pour toutes les nations civilisées, industries qui n’emploient plus des matières premières indigènes, mais des matières premières venues des régions les plus lointaines, et dont les produits se consomment non seulement dans le pays même, mais dans toutes les parties du globe. A la place des anciens besoins, satisfaits par les produits nationaux, naissent des besoins nouveaux, réclamant pour leur satisfaction les produits des contrées et des climats les plus lointains. A la place de l’ancien isolement des provinces et des nations se suffisant à elles-mêmes, se développent des relations universelles, une interdépendance universelle des nations. Et ce qui est vrai de la production matérielle ne l’est pas moins des productions de l’esprit Les oeuvres intellectuelles d’une nation deviennent la propriété commune de toutes. L’étroitesse et l’exclusivisme nationaux deviennent de jour en jour plus impossibles et de la multiplicité des littératures nationales et locales naît une littérature universelle.

Par le rapide perfectionnement des instruments de production et l’amélioration infinie des moyens de communication, la bourgeoisie entraîne dans le courant de la civilisation jusqu’aux nations les plus barbares. Le bon marché de ses produits est la grosse artillerie qui bat en brèche toutes les murailles de Chine et contraint à la capitulation les barbares les plus opiniâtrement hostiles aux étrangers. Sous peine de mort, elle force toutes les nations à adopter le mode bourgeois de production ; elle les force à introduire chez elle la prétendue civilisation, c’est-à-dire à devenir bourgeoises. En un mot, elle se façonne un monde à son image.

La bourgeoisie a soumis la campagne à la ville. Elle a créé d’énormes cités; elle a prodigieusement augmenté la population des villes par rapport à celles des campagnes, et par là, elle a arraché une grande partie de la population à l’abrutissement de la vie des champs. De même qu’elle a soumis la campagne à la ville, les pays barbares ou demi-barbares aux pays civilisés, elle a subordonné les peuples de paysans aux peuples de bourgeois, l’Orient à l’Occident.

La bourgeoisie supprime de plus en plus l’émiettement des moyens de production, de la propriété et de la population. Elle a aggloméré la population, centralisé les moyens de production et concentré la propriété dans un petit nombre de mains. La conséquence totale de ces changements a été la centralisation politique. Des provinces indépendantes, tout juste fédérées entre elles, ayant des intérêts, des lois, des gouvernements, des tarifs douaniers différents, ont été réunies en une seule nation, avec un seul gouvernement, une seule loi, un seul intérêt national de classe, derrière un seul cordon douanier.

La bourgeoisie, au cours de sa domination de classe à peine séculaire, a créé des forces productives plus nombreuses; et plus colossales que l’avaient fait toutes les générations passées prises ensemble. La domestication des forces de la nature, les machines, l’application de la chimie à l’industrie et à l’agriculture, la navigation à vapeur, les chemins de fer, les télégraphes électriques, le défrichement de continents entiers, la régularisation des fleuves, des populations entières jaillies du sol – quel siècle antérieur aurait soupçonné que de pareilles forces productives dorment au sein du travail social ?

Voici donc ce que nous avons vu : les moyens de production et d’échange. sur la base desquels s’est édifiée la bourgeoise, furent créés à l’intérieur de la société féodale. A un certain degré du développement de ces moyens de production et d’échange, les conditions dans lesquelles la société féodale produisait et échangeait, l’organisation féodale de l’agriculture et de la manufacture, en un mot le régime féodal de propriété, cessèrent de correspondre aux forces productives en plein développement. Ils entravaient la production au lieu de la faire progresser. Ils se transformèrent en autant de chaînes. Il fallait les briser. Et on les brisa.

A sa place s’éleva la libre concurrence, avec une constitution sociale et politique appropriée, avec la suprématie économique et politique de la classe bourgeoise.

Nous assistons aujourd’hui à un processus analogue. Les conditions bourgeoises de production et d’échange, le régime bourgeois de la propriété, la société bourgeoise moderne, qui a fait surgir de si puissants moyens de production et d’échange, ressemblent au magicien qui ne sait plus dominer les puissances infernales qu’il a évoquées. Depuis des dizaines d’années, l’histoire de l’industrie et du commerce n’est autre chose que l’histoire de la révolte des forces productives modernes contre les rapports modernes de production, contre le régime de propriété qui conditionnent l’existence de la bourgeoisie et sa domination. Il suffit de mentionner les crises commerciales qui, par leur retour périodique, menacent de plus en plus l’existence de la société bourgeoise. Chaque crise détruit régulièrement non seulement une masse de produits déjà créés, mais encore une grande partie des forces productives déjà existantes elles-mêmes. Une épidémie qui, à toute autre époque, eût semblé une absurdité, s’abat sur la société, – l’épidémie de la surproduction. La société se trouve subitement ramenée à un état de barbarie momentanée; on dirait qu’une famine, une guerre d’extermination lui ont coupé tous ses moyens de subsistance; l’industrie et le commerce semblent anéantis. Et pourquoi ? Parce que la société a trop de civilisation, trop de moyens de subsistance, trop d’industrie, trop de commerce. Les forces productives dont elle dispose ne favorisent plus le régime de la propriété bourgeoise; au contraire, elles sont devenues trop puissantes pour ce régime qui alors leur fait obstacle; et toutes les fois que les forces productives sociales triomphent de cet obstacle, elles précipitent dans le désordre la société bourgeoise tout entière et menacent l’existence de la propriété bourgeoise. Le système bourgeois est devenu trop étroit pour contenir les richesses créées dans son sein. – Comment la bourgeoisie surmonte-t-elle ces crises ? D’un côté, en détruisant par la violence une masse de forces productives; de l’autre, en conquérant de nouveaux marchés et en exploitant plus à fond les anciens. A quoi cela aboutit-il ? A préparer des crises plus générales et plus formidables et à diminuer les moyens de les prévenir. Les armes dont la bourgeoisie s’est servie pour abattre la féodalité se retournent aujourd’hui contre la bourgeoisie elle-même.

Mais la bourgeoisie n’a pas seulement forgé les armes qui la mettront à mort; elle a produit aussi les hommes qui manieront ces armes, les ouvriers modernes, les prolétaires.

A mesure que grandit la bourgeoisie, c’est-à-dire le capital, se développe aussi le prolétariat, la classe des ouvriers modernes qui ne vivent qu’à la condition de trouver du travail et qui n’en trouvent que si leur travail accroît le capital. Ces ouvriers, contraints de se vendre au jour le jour, sont une marchandise, un article de commerce comme un autre; ils sont exposés, par conséquent, à toutes les vicissitudes de la concurrence, à toutes les fluctuations du marché.

Le développement du machinisme et la division du travail, en faisant perdre au travail de l’ouvrier tout caractère d’autonomie, lui ont fait perdre tout attrait. Le producteur devient un simple accessoire de la machine, on n’exige de lui que l’opération la plus simple, la plus monotone, la plus vite apprise. Par conséquent, ce que coûte l’ouvrier se réduit, à peu de chose près, au coût de ce qu’il lui faut pour s’entretenir et perpétuer sa descendance. Or, le prix du travail [26], comme celui de toute marchandise, est égal à son coût de production. Donc, plus le travail devient répugnant, plus les salaires baissent. Bien plus, la somme de labeur s’accroît avec le développement du machinisme et de la division du travail, soit par l’augmentation des heures ouvrables, soit par l’augmentation du travail exigé dans un temps donné, l’accélération du mouvement des machines, etc.

L’industrie moderne a fait du petit atelier du maître artisan patriarcal la grande fabrique du capitalisme industriel. Des masses d’ouvriers, entassés dans la fabrique, sont organisés militairement. Simples soldats de l’industrie, ils sont placés sous la surveillance d’une hiérarchie complète de sous-officiers et d’officiers. Ils ne sont pas seulement les esclaves de la classe bourgeoise, de l’Etat bourgeois, mais encore, chaque jour, à chaque heure, les esclaves de la machine, du contremaître et surtout du bourgeois fabricant lui-même. Plus ce despotisme proclame ouvertement le profit comme son but unique, plus il devient mesquin, odieux, exaspérant.

Moins le travail exige d’habileté et de force, c’est-à-dire plus l’industrie moderne progresse, et plus le travail des hommes est supplanté par celui des femmes et des enfants. Les distinctions d’âge et de sexe n’ont plus d’importance sociale pour la classe ouvrière. Il n’y a plus que des instruments de travail, dont le coût varie suivant l’âge et le sexe.

Une fois que l’ouvrier a subi l’exploitation du fabricant et qu’on lui a compté son salaire, il devient la proie d’autres membres de la bourgeoisie : du propriétaire, du détaillant, du prêteur sur gages, etc., etc.

Petits industriels, marchands et rentiers, artisans et paysans, tout l’échelon inférieur des classes moyennes de jadis, tombent dans le prolétariat; d’une part, parce que leurs faibles capitaux ne leur permettant pas d’employer les procédés de la grande industrie, ils succombent dans leur concurrence avec les grands capitalistes; d’autre part, parce que leur habileté technique est dépréciée par les méthodes nouvelles de production. De sorte que le prolétariat se recrute dans toutes les classes de la population.

Le prolétariat passe par différentes phases d’évolution. Sa lutte contre la bourgeoisie commence avec son existence même.

La lutte est engagée d’abord par des ouvriers isolés, ensuite par les ouvriers d’une même fabrique, enfin par les ouvriers d’une même branche d’industrie, dans une même localité, contre le bourgeois qui les exploite directement. Ils ne dirigent pas seulement leurs attaques contre les rapports bourgeois de production : ils les dirigent contre les instruments de production eux-mêmes; ils détruisent les marchandises étrangères qui leur font concurrence, brisent les machines, brûlent les fabriques et s’efforcent de reconquérir la position perdue de l’artisan du moyen age.

A ce stade, le prolétariat forme une masse disséminée à travers le pays et émiettée par la concurrence. S’il arrive que les ouvriers se soutiennent par l’action de masse, ce n’est pas encore là le résultat de leur propre union, mais de celle de la bourgeoisie qui, pour atteindre ses fins politiques propres, doit mettre en branle le prolétariat tout entier, et qui possède encore provisoirement le pouvoir de le faire. Durant cette phase, les prolétaires ne combattent donc pas leurs propres ennemis, mais les ennemis de leurs ennemis, c’est-à-dire les vestiges de la monarchie absolue, propriétaires fonciers, bourgeois non industriels, petits bourgeois. Tout le mouvement historique est de la sorte concentré entre les mains de la bourgeoisie; toute victoire remportée dans ces conditions est une victoire bourgeoise.

Or, le développement de l’industrie, non seulement accroît le nombre des prolétaires, mais les concentre en masses plus considérables; la force des prolétaires augmente et ils en prennent mieux conscience. Les intérêts, les conditions d’existence au sein du prolétariat, s’égalisent de plus en plus, à mesure que la machine efface toute différence dans le travail et réduit presque partout le salaire à un niveau également bas. Par suite de la concurrence croissante des bourgeois entre eux et des crises commerciales qui en résultent, les salaires deviennent de plus en plus instables; le perfectionnement constant et toujours plus rapide de la machine rend la condition de l’ouvrier de plus en plus précaire; les collisions individuelles entre l’ouvrier et le bourgeois prennent de plus en plus le caractère de collisions entre deux classes. Les ouvriers commencent par former des coalitions contre les bourgeois pour la défense de leurs salaires. Ils vont jusqu’à constituer des associations permanentes pour être prêts en vue de rébellions éventuelles. Çà et là, la lutte éclate en émeute.

Parfois, les ouvriers triomphent; mais c’est un triomphe éphémère. Le résultat véritable de leurs luttes est moins le succès immédiat que l’union grandissante des travailleurs Cette union est facilitée par l’accroissement des moyens de communication qui sont créés par une grande industrie et qui permettent aux ouvriers de localités différentes de prendre contact. Or, il suffit de cette prise de contact pour centraliser les nombreuses luttes locales, qui partout revêtent le même caractère, en une lutte nationale, en une lutte de classes. Mais toute lutte de classes est une lutte politique, et l’union que les bourgeois du moyen âge mettaient des siècles à établir avec leurs chemins vicinaux, les prolétaires modernes la réalisent en quelques années grâce aux chemins de fer.

Cette organisation du prolétariat en classe, et donc en parti politique, est sans cesse détruite de nouveau par la concurrence que se font les ouvriers entre eux. Mais elle renaît toujours, et toujours plus forte, plus ferme, plus puissante. Elle profite des dissensions intestines de la bourgeoisie pour l’obliger à reconnaître, sous forme de loi, certains intérêts de la classe ouvrière : par exemple le bill de dix heures en Angleterre.

En général, les collisions qui se produisent dans la vieille société favorisent de diverses manières le développement du prolétariat. La bourgeoisie vit dans un état de guerre perpétuel; d’abord contre l’aristocratie, puis contre ces fractions de la bourgeoisie même dont les intérêts entrent en conflit avec le progrès de l’industrie, et toujours, enfin, contre la bourgeoisie de tous les pays étrangers. Dans toutes ces luttes, elle se voit obligée de faire appel au prolétariat, de revendiquer son aide et de l’entraîner ainsi dans le mouvement politique. Si bien que la bourgeoisie fournit aux prolétaires les éléments de sa propre éducation, c’est-à-dire des armes contre elle-même.

De plus, ainsi que nous venons de le voir, des fractions entières de la classe dominante sont, par le progrès de l’industrie, précipitées dans le prolétariat, ou sont menacées, tout au moins, dans leurs conditions d’existence. Elles aussi apportent au prolétariat une foule d’éléments d’éducation.

Enfin, au moment où la lutte des classes approche de l’heure décisive, le processus de décomposition de la classe dominante, de la vieille société tout entière, prend un caractère si violent et si âpre qu’une petite fraction de la classe dominante se détache de celle-ci et se rallie à la classe révolutionnaire, à la classe qui porte en elle l’avenir. De même que, jadis, une partie de la noblesse passa à la bourgeoisie, de nos jours une partie de la bourgeoisie passe au prolétariat, et, notamment, cette partie des idéologues bourgeois qui se sont haussés jusqu’à la compréhension théorique de l’ensemble du mouvement historique.

De toutes les classes qui, à l’heure présente, s’opposent à la bourgeoisie, le prolétariat seul est une classe vraiment révolutionnaire. Les autres classes périclitent et périssent avec la grande industrie; le prolétariat, au contraire, en est le produit le plus authentique.

Les classes moyennes, petits fabricants, détaillants, artisans, paysans, tous combattent la bourgeoisie parce qu’elle est une menace pour leur existence en tant que classes moyennes. Elles ne sont donc pas révolutionnaires, mais conservatrices; bien plus, elles sont réactionnaires : elles cherchent à faire tourner à l’envers la roue de l’histoire. Si elles sont révolutionnaires, c’est en considération de leur passage imminent au prolétariat : elles défendent alors leurs intérêts futurs et non leurs intérêts actuels; elles abandonnent leur propre point de vue pour se placer à celui du prolétariat.

Quant au lumpenprolétariat [27], ce produit passif de la pourriture des couches inférieures de la vieille société, il peut se trouver, çà et là, entraîné dans le mouvement par une révolution prolétarienne; cependant, ses conditions de vie le disposeront plutôt à se vendre à la réaction.

Les conditions d’existence de la vieille société sont déjà détruites dans les conditions d’existence du prolétariat. Le prolétaire est sans propriété; ses relations avec sa femme et ses enfants n’ont plus rien de commun avec celles de la famille bourgeoise; le travail industriel moderne, l’asservissement de l’ouvrier au capital, aussi bien en Angleterre qu’en France, en Amérique qu’en Allemagne, dépouillent le prolétaire de tout caractère national. Les lois, la morale, la religion sont à ses yeux autant de préjugés bourgeois derrière lesquels se cachent autant d’intérêts bourgeois.

Toutes les classes qui, dans le passé, se sont emparées du pouvoir essayaient de consolider leur situation acquise en soumettant la société aux conditions qui leur assuraient leurs revenus propres. Les prolétaires ne peuvent se rendre maîtres des forces productives sociales qu’en abolissant leur propre mode d’appropriation d’aujourd’hui et, par suite, tout le mode d’appropriation en vigueur jusqu’à nos jours. Les prolétaires n’ont rien à sauvegarder qui leur appartienne, ils ont à détruire toute garantie privée, toute sécurité privée antérieure.

Tous les mouvements historiques ont été, jusqu’ici, accomplis par des minorités ou au profit des minorités. Le mouvement prolétarien est le mouvement spontané de l’immense majorité au profit de l’immense majorité. Le prolétariat, couche inférieure de la société actuelle, ne peut se soulever, se redresser, sans faire sauter toute la superstructure des couches qui constituent la société officielle.

La lutte du prolétariat contre la bourgeoisie, bien qu’elle ne soit pas, quant au fond, une lutte nationale, en revêt cependant tout d’abord la forme. Il va sans dire que le prolétariat de chaque pays doit en finir, avant tout, avec sa propre bourgeoisie.

En esquissant à grands traits les phases du développement du prolétariat, nous avons retracé l’histoire de la guerre civile, plus ou moins larvée, qui travaille la société actuelle jusqu’à l’heure où cette guerre éclate en révolution ouverte, et où le prolétariat fonde sa domination par le renversement violent de la bourgeoisie.

Toutes les sociétés antérieures, nous l’avons vu, ont reposé sur l’antagonisme de classes oppressives et de classes opprimées. Mais, pour opprimer une classe, il faut pouvoir lui garantir des conditions d’existence qui lui permettent, au moins, de vivre dans la servitude. Le serf, en plein servage, est parvenu a devenir membre d’une commune, de même que le petit-bourgeois s’est élevé au rang de bourgeois, sous le joug de l’absolutisme féodal. L’ouvrier moderne au contraire, loin de s’élever avec le progrès de l’industrie, descend toujours plus bas, au-dessous même des conditions de vie de sa propre classe. Le travailleur devient un pauvre, et le paupérisme s’accroît plus rapidement encore que la population et la richesse. Il est donc manifeste que la bourgeoisie est incapable de remplir plus longtemps son rôle de classe dirigeante et d’imposer à la société, comme loi régulatrice, les conditions d’existence de sa classe. Elle ne peut plus régner, parce qu’elle est incapable d’assurer l’existence de son esclave dans le cadre de son esclavage, parce qu’elle est obligée de le laisser déchoir au point de devoir le nourrir au lieu de se faire nourrir par lui. La société ne peut plus vivre sous sa domination, ce qui revient à dire que l’existence de la bourgeoisie n’est plus compatible avec celle de la société.

L’existence et la domination de la classe bourgeoise ont pour condition essentielle l’accumulation de la richesse aux mains des particuliers, la formation et l’accroissement du Capital; la condition d’existence du capital, c’est le salariat. Le salariat repose exclusivement sur la concurrence des ouvriers entre eux. Le progrès de l’ industrie, dont la bourgeoisie est l’agent sans volonté propre et sans résistance, substitue à l’isolement des ouvriers résultant de leur concurrence, leur union révolutionnaire par l’association. Ainsi, le développement de la grande industrie sape, sous les pieds de la bourgeoisie, le terrain même sur lequel elle a établi son système de production et d’appropriation. Avant tout, la bourgeoisie produit ses propres fossoyeurs. Sa chute et la victoire du prolétariat sont également inévitables.


II. Prolétaires et communistes  

Quelle est la position des communistes par rapport à l’ensemble des prolétaires ?

Les communistes ne forment pas un parti distinct opposé aux autres partis ouvriers.

Ils n’ont point d’intérêts qui les séparent de l’ensemble du prolétariat.

Ils n’établissent pas de principes particuliers sur lesquels ils voudraient modeler le mouvement ouvrier.

Les communistes ne se distinguent des autres partis ouvriers que sur deux points : 1. Dans les différentes luttes nationales des prolétaires, ils mettent en avant et font valoir les intérêts indépendants de la nationalité et communs à tout le prolétariat. 2. Dans les différentes phases que traverse la lutte entre prolétaires et bourgeois, ils représentent toujours les intérêts du mouvement dans sa totalité.

Pratiquement, les communistes sont donc la fraction la plus résolue des partis ouvriers de tous les pays, la fraction qui stimule toutes les autres; théoriquement, ils ont sur le reste du prolétariat l’avantage d’une intelligence claire des conditions, de la marche et des fins générales du mouvement prolétarien.

Le but immédiat des communistes est le même que celui de tous les partis ouvriers : constitution des prolétaires en classe, renversement de la domination bourgeoise, conquête du pouvoir politique par le prolétariat.

Les conceptions théoriques des communistes ne reposent nullement sur des idées, des principes inventés ou découverts par tel ou tel réformateur du monde.

Elles ne sont que l’expression générale des conditions réelles d’une lutte de classes existante, d’un mouvement historique qui s’opère sous nos yeux. L’abolition des rapports de propriété qui ont existé jusqu’ici n’est pas le caractère distinctif du communisme.

Le régime de la propriété a subi de continuels changements, de continuelles transformations historiques.

La Révolution française, par exemple, a aboli la propriété féodale au profit de la propriété bourgeoise

Ce qui caractérise le communisme, ce n’est pas l’abolition de la propriété en général, mais l’abolition de la propriété bourgeoise.

Or, la propriété privée d’aujourd’hui, la propriété bourgeoise, est la dernière et la plus parfaite expression du mode production et d’appropriation basé sur des antagonismes de classes, sur l’exploitation des uns par les autres.

En ce sens, les communistes peuvent résumer leur théorie dans cette formule unique : abolition de la propriété privée.

On nous a reproché, à nous autres communistes, de vouloir abolir la propriété personnellement acquise, fruit du travail de l’individu, propriété que l’on déclare être la base de toute liberté, de toute activité, de toute indépendance individuelle.

La propriété personnelle, fruit du travail et du mérite ! Veut-on parler de cette forme de propriété antérieure à la propriété bourgeoise qu’est la propriété du petit bourgeois du petit paysan ? Nous n’avons que faire de l’abolir, le progrès de l’industrie l’a abolie et continue à l’abolir chaque jour.

Ou bien veut-on parler de la propriété privée d’aujourd’hui, de la propriété bourgeoise ?

Mais est-ce que le travail salarié, le travail du prolétaire crée pour lui de la propriété ? Nullement. Il crée le capital, c’est-à-dire la propriété qui exploite le travail salarié, et qui ne peut s’accroître qu’à la condition de produire encore et encore du travail salarié, afin de l’exploiter de nouveau. Dans sa forme présente, la propriété se meut entre ces deux termes antinomiques; le Capital et le Travail. Examinons les deux termes de cette antinomie.

Etre capitaliste, c’est occuper non seulement une position purement personnelle, mais encore une position sociale dans la production. Le capital est un produit collectif : il ne peut être mis en mouvement que par l’activité en commun de beaucoup d’individu, et même, en dernière analyse, que par l’activité en commun de tous les individus, de toute la société.

Le capital n’est donc pas une puissance personnelle; c’est une puissance sociale.

Dès lors, si le capital est transformé en propriété commune appartenant à tous les membres de la société, ce n’est pas une propriété personnelle qui se change en propriété commune. Seul le caractère social de la propriété change. Il perd son caractère de classe.

Arrivons au travail salarié.

Le prix moyen du travail salarié, c’est le minimum du salaire, c’est-à-dire la somme des moyens de subsistance nécessaires pour maintenir en vie l’ouvrier en tant qu’ouvrier. Par conséquent, ce que l’ouvrier s’approprie par son labeur est tout juste suffisant pour reproduire sa vie ramenée à sa plus simple expression. Nous ne voulons en aucune façon abolir cette appropriation personnelle des produits du travail, indispensable à la reproduction de la vie du lendemain, cette appropriation ne laissant aucun profit net qui confère un pouvoir sur le travail d’autrui. Ce que nous voulons, c’est supprimer ce triste mode d’appropriation qui fait que l’ouvrier ne vit que pour accroître le capital, et ne vit qu’autant que l’exigent les intérêts de la classe dominante. Dans la société bourgeoise, le travail vivant n’est qu’un moyen d’accroître le travail accumulé. Dans la société communiste le travail accumulé n’est qu’un moyen d’élargir, d’enrichir et d’embellir l’existence des travailleurs.

Dans la société bourgeoise, le passé domine donc le présent; dans la société communiste c’est le présent qui domine le passé. Dans la société bourgeoise, le capital est indépendant et personnel, tandis que l’individu qui travaille n’a ni indépendance, ni personnalité.

Et c’est l’abolition d’un pareil état de choses que la bourgeoisie flétrit comme l’abolition de l’individualité et de la liberté ! Et avec raison. Car il s’agit effectivement d’abolir l’individualité, l’indépendance, la liberté bourgeoises.

Par liberté, dans les conditions actuelles de la production bourgeoise, on entend la liberté de commerce, la liberté d’acheter et de vendre.

Mais si le trafic disparaît, le libre trafic disparaît aussi. Au reste, tous les grands mots sur la liberté du commerce, de même que toutes les forfanteries libérales de notre bourgeoisie, n’ont un sens que par contraste avec le trafic entravé avec le bourgeois asservi du moyen âge; ils n’ont aucun sens lorsqu’il s’agit de l’abolition, par le communisme, du trafic, du régime bourgeois de la production et de la bourgeoisie elle-même.

Vous êtes saisis d’horreur parce que nous voulons abolir la propriété privée. Mais, dans votre société, la propriété privée est abolie pour les neuf dixièmes de ses membres. C est précisément parce qu’elle n’existe pas pour ces neuf dixièmes qu’elle existe pour vous. Vous nous reprochez donc de vouloir abolir une forme de propriété qui ne peut exister qu’à la condition que l’immense majorité soit frustrée de toute propriété. En un mot, vous nous accusez de vouloir abolir votre propriété à vous. En vérité, c’est bien ce que nous voulons.

Dès que le travail ne peut plus être converti en capital, en argent, en rente foncière, bref en pouvoir social capable d’être monopolisé, c’est-à-dire dès que la propriété individuelle ne peut plus se transformer en propriété bourgeoise, vous déclarez que l’individu est supprimé.

Vous avouez donc que, lorsque vous parlez de l’individu, vous n’entendez parler que du bourgeois, du propriétaire. Et cet individu-là, certes, doit être supprimé.

Le communisme n’enlève à personne le pouvoir de s’approprier des produits sociaux; il n’ôte que le pouvoir d’asservir à l’aide de cette appropriation le travail d’autrui.

On a objecté encore qu’avec l’abolition de la propriété privée toute activité cesserait, qu’une paresse générale s’emparerait du monde.

Si cela était, il y a beau temps que la société bourgeoise aurait succombé à la fainéantise, puisque, dans cette société, ceux qui travaillent ne gagnent pas et que ceux qui gagnent ne travaillent pas. Toute l’objection se réduit à cette tautologie qu’il n’y a plus de travail salarié du moment qu’il n’y a plus de capital.

Les accusations portées contre le monde communiste de production et d’appropriation des produits matériels l’ont été également contre la production et l’appropriation des oeuvres de l’esprit. De même que, pour le bourgeois, la disparition de la propriété de classe équivaut à la disparition de toute production, de même la disparition de la culture de classe signifie, pour lui, la disparition de toute culture.

La culture dont il déplore la perte n’est pour l’immense majorité qu’un dressage qui en fait des machines.

Mais inutile de nous chercher querelle, si c’est pour appliquer à l’abolition de la propriété bourgeoise l’étalon de vos notions bourgeoises de liberté, de culture, de droit, etc. Vos idées résultent elles-mêmes du régime bourgeois de production et de propriété, comme votre droit n’est que la volonté de votre classe érigée en loi, volonté dont le contenu est déterminé par les conditions matérielles d’existence de votre classe.

La conception intéressée qui vous fait ériger en lois éternelles de la nature et de la raison vos rapports de production et de propriété – rapports transitoires que le cours de la production fait disparaître – , cette conception, vous la partagez avec toutes les classes dirigeantes aujourd’hui disparues.

Ce que vous admettez pour la propriété antique, ce que vous admettez pour la propriété féodale, vous ne pouvez plus l’admettre pour la propriété bourgeoise.

L’abolition de la famille ! Même les plus radicaux s’indignent de cet infâme dessein des communistes.

Sur quelle base repose la famille bourgeoise d’à présent ? Sur le capital, le profit individuel. La famille, dans sa plénitude, n’existe que pour la bourgeoisie; mais elle a pour corollaire la suppression forcée de toute famille pour le prolétaire et la prostitution publique.

La famille bourgeoise s’évanouit naturellement avec l’évanouissement de son corollaire, et l’une et l’autre disparaissent avec la disparition du capital.

Nous reprochez-vous de vouloir abolir l’exploitation des enfants par leurs parents ? Ce crime-là, nous l’avouons.

Mais nous brisons, dites-vous, les liens les plus intimes, en substituant à l’éducation par la famille l’éducation par la société.

Et votre éducation à vous, n’est-elle pas, elle aussi, déterminée par la société ? Déterminée par les conditions sociales dans lesquelles vous élevez vos enfants, par l’immixtion directe ou non de la société, par l’école, etc. ? Les communistes n’inventent pas l’action de la société sur l’éducation; ils en changent seulement le caractère et arrachent l’éducation à l’influence de la classe dominante.

Les déclamations bourgeoises sur la famille et l’éducation, sur les doux liens qui unissent l’enfant à ses parents deviennent de plus en plus écoeurantes, à mesure que la grande industrie détruit tout lien de famille pour le prolétaire et transforme les enfants en simples articles de commerce, en simples instruments de travail.

Mais la bourgeoisie tout entière de s’écrier en choeur : Vous autres, communistes, vous voulez introduire la communauté des femmes !

Pour le bourgeois, sa femme n’est autre chose qu’un instrument de production. Il entend dire que les instruments de production doivent être exploités en commun et il conclut naturellement que les femmes elles-mêmes partageront le sort commun de la socialisation.

Il ne soupçonne pas qu’il s’agit précisément d’arracher la femme à son rôle actuel de simple instrument de production.

Rien de plus grotesque, d’ailleurs, que l’horreur ultra-morale qu’inspire à nos bourgeois la prétendue communauté officielle des femmes que professeraient les communistes. Les communistes n’ont pas besoin d’introduire la communauté des femmes; elle a presque toujours existé.

Nos bourgeois, non contents d’avoir à leur disposition les femmes et les filles des prolétaires, sans parler de la prostitution officielle, trouvent un plaisir singulier à se cocufier mutuellement.

Le mariage bourgeois est, en réalité, la communauté des femmes mariées. Tout au plus pourrait-on accuser les communistes de vouloir mettre à la place d’une communauté des femmes hypocritement dissimulée une communauté franche et officielle. Il est évident, du reste, qu’avec l’abolition du régime de production actuel, disparaîtra la communauté des femmes qui en découle, c’est-à-dire la prostitution officielle et non officielle.

En outre, on a accusé les communistes de vouloir abolir la patrie, la nationalité.

Les ouvriers n’ont pas de patrie. On ne peut leur ravir ce qu’ils n’ont pas. Comme le prolétariat de chaque pays doit en premier lieu conquérir le pouvoir politique, s’ériger en classe dirigeante de la nation, devenir lui-même la nation, il est encore par là national, quoique nullement au sens bourgeois du mot.

Déjà les démarcations nationales et les antagonismes entre les peuples disparaissent de plus en plus avec le développement de la bourgeoisie, la liberté du commerce, le marché mondial, l’uniformité de la production industrielle et les conditions d’existence qu’ils entraînent.

Le prolétariat au pouvoir les fera disparaître plus encore. Son action commune, dans les pays civilisés tout au moins, est une des premières conditions de son émancipation.

Abolissez l’exploitation de l’homme par l’homme, et vous abolirez l’exploitation d’une nation par une autre nation.

Du jour où tombe l’antagonisme des classes à l’intérieur de la nation, tombe également l’hostilité des nations entre elles.

Quant aux accusations portées d’une façon générale contre le communisme, à des points de vue religieux, philosophiques et idéologiques, elles ne méritent pas un examen approfondi.

Est-il besoin d’une grande perspicacité pour comprendre que les idées, les conceptions et les notions des hommes, en un mot leur conscience, changent avec tout changement survenu dans leurs conditions de vie, leurs relations sociales leur existence sociale ?

Que démontre l’histoire des idées, si ce n’est que la production intellectuelle se transforme avec la production matérielle ? Les idées dominantes d’une époque n’ont jamais été que les idées de la classe dominante.

Lorsqu’on parle d’idées qui révolutionnent une société tout entière, on énonce seulement ce fait que, dans le sein de la vieille société, les éléments d’une société nouvelle se sont formés et que la dissolution des vieilles idées marche de pair avec la dissolution des anciennes conditions d’existence.

Quand le monde antique était à son déclin, les vieilles religions furent vaincues par la religion chrétienne. Quand, au XVIIIe siècle, les idées chrétiennes cédèrent la place aux idées de progrès, la société féodale livrait sa dernière bataille à la bourgeoisie, alors révolutionnaire. Les idées de liberté de conscience, de liberté religieuse ne firent que proclamer le règne de la libre concurrence dans le domaine du savoir.

“Sans doute, dira-t-on, les idées religieuses, morales philosophiques, politiques, juridiques, etc., se sont modifiées au cours du développement historique. Mais la religion, la morale, la philosophie, la politique, le droit se maintenaient toujours à travers ces transformations.

“Il y a de plus des vérités éternelles, telles que la liberté, la justice, etc., qui sont communes à tous les régimes sociaux. Or, le communisme abolit les vérités éternelles, il abolit la religion et la morale au lieu d’en renouveler la forme, et cela contredit tout le développement historique antérieur.”

A quoi se réduit cette accusation ? L’histoire de toute la société jusqu’à nos jours était faite d’antagonismes de classes, antagonismes qui, selon les époques, ont revêtu des formes différentes.

Mais, quelle qu’ait été la forme revêtue par ces antagonismes, l’exploitation d’une partie de la société par l’autre est un fait commun à tous les siècles passés. Donc, rien d’étonnant si la conscience sociale de tous les siècles, en dépit de toute sa variété et de sa diversité, se meut dans certaines formes communes, formes de conscience qui ne se dissoudront complètement qu’avec l’entière disparition de l’antagonisme des classes.

La révolution communiste est la rupture la plus radicale avec le régime traditionnel de propriété; rien d’étonnant si, dans le cours de son développement, elle rompt de la façon la plus radicale avec les idées traditionnelles.

Mais laissons là les objections faites par la bourgeoisie au communisme.

Nous avons déjà vu plus haut que la première étape dans la révolution ouvrière est la constitution du prolétariat en classe dominante, la conquête de la démocratie.

Le prolétariat se servira de sa suprématie politique pour arracher petit à petit tout le capital à la bourgeoisie, pour centraliser tous les instruments de production entre les mains de l’Etat, c’est-à-dire du prolétariat organisé en classe dominante, et pour augmenter au plus vite la quantité des forces productives

Cela ne pourra naturellement se faire, au début, que par une violation despotique du droit de propriété et du régime bourgeois de production, c’est-à-dire par des mesures qui, économiquement, paraissent insuffisantes et insoutenables, mais qui, au cours du mouvement, se dépassent elles-mêmes et sont indispensables comme moyen de bouleverser le mode de production tout entier.

Ces mesures, bien entendu, seront fort différentes dans les différents pays.

Cependant, pour les pays les plus avancés, les mesures suivantes pourront assez généralement être mises en application :

1.       Expropriation de la propriété foncière et affectation de la rente foncière aux dépenses de l’Etat.

2.       Impôt fortement progressif.

3.       Abolition de l’héritage.

4.       Confiscation des biens de tous les émigrés et rebelles.

5.       Centralisation du crédit entre les mains de l’Etat, au moyen d’une banque nationale, dont le capital appartiendra à l’Etat et qui jouira d’un monopole exclusif.

6.       Centralisation entre les mains de l’Etat de tous les moyens de transport.

7.       Multiplication des manufactures nationales et des instruments de production; défrichement des terrains incultes et amélioration des terres cultivées, d’après un plan d’ensemble.

8.       Travail obligatoire pour tous; organisation d’armées industrielles, particulièrement pour l’agriculture.

9.       Combinaison du travail agricole et du travail industriel; mesures tendant à faire graduellement disparaître la distinction entre la ville et la campagne.

10.    Education publique et gratuite de tous les enfants. Abolition du travail des enfants dans les fabriques tel qu’il est pratiqué aujourd’hui. Combinaison de l’éducation avec la production matérielle, etc.

Les antagonismes des classes une fois disparus dans le cours du développement, toute la production étant concentrée dans les mains des individus associés, alors le pouvoir public perd son caractère politique. Le pouvoir politique, à proprement parler, est le pouvoir organisé d’une classe pour l’oppression d’une autre. Si le prolétariat, dans sa lutte contre la bourgeoisie, se constitue forcément en classe, s’il s’érige par une révolution en classe dominante et, comme classe dominante, détruit par la violence l’ancien régime de production, il détruit, en même temps que ce régime de production, les conditions de l’antagonisme des classes, il détruit les classes en général et, par là même, sa propre domination comme classe.

A la place de l’ancienne société bourgeoise, avec ses classes et ses antagonismes de classes, surgit une association où le libre développement de chacun est la condition du libre développement de tous.

III. Littérature socialiste et communiste  

1. Le socialisme réactionnaire

a) Le socialisme féodal

Par leur position historique, les aristocraties française et anglaise se trouvèrent appelées à écrire des pamphlets contre la société bourgeoise. Dans la révolution française de juillet 1830, dans le mouvement anglais pour la Réforme [28] elles avaient succombé une fois de plus sous les coups de cette arriviste abhorrée. Pour elles, il ne pouvait plus être question d’une lutte politique sérieuse. Il ne leur restait plus que la lutte littéraire. Or, même dans le domaine littéraire, la vieille phraséologie de la Restauration [29] était devenue impossible. Pour se créer des sympathies, il fallait que l’aristocratie fît semblant de perdre de vue ses intérêts propres et de dresser son acte d’accusation contre la bourgeoisie dans le seul intérêt de la classe ouvrière exploitée. Elle se ménageait de la sorte la satisfaction de chansonner son nouveau maître et d’oser lui fredonner à l’oreille des prophéties d’assez mauvais augure.

Ainsi naquit le socialisme féodal où se mêlaient jérémiades et libelles, échos du passé et grondements sourds de l’avenir. Si parfois sa critique amère, mordante et spirituelle frappait la bourgeoisie au cœur, son impuissance absolue à comprendre la marche de l’histoire moderne était toujours assurée d’un effet comique.

En guise de drapeau, ces messieurs arboraient la besace du mendiant, afin d’attirer à eux le peuple; mais, dès que le peuple accourut, il aperçut les vieux blasons féodaux dont s’ornait leur derrière et il se dispersa avec de grands éclats de rire irrévérencieux.

Une partie des légitimistes [30] français et la Jeune Angleterre [31] ont donné au monde ce spectacle.

Quand les champions de la féodalité démontrent que le mode d’exploitation féodal était autre que celui de la bourgeoisie, ils n’oublient qu’une chose : c’est que la féodalité exploitait dans des circonstances et des conditions tout à fait différentes et aujourd’hui périmées. Quand ils font remarquer que, sous le régime féodal, le prolétariat moderne n’existait pas, ils n’oublient qu’une chose : c’est que la bourgeoisie, précisément, a nécessairement jailli de leur organisation sociale.

Ils déguisent si peu, d’ailleurs, le caractère réactionnaire de leur critique que leur principal grief contre la bourgeoisie est justement de dire qu’elle assure, sous son régime le développement d’une classe qui fera sauter tout l’ancien ordre social.

Ils reprochent plus encore à la bourgeoisie d’avoir produit un prolétariat révolutionnaire que d’avoir créé le prolétariat en général.

Aussi dans la lutte politique prennent-ils une part active à toutes les mesures de violence contre la classe ouvrière. Et dans leur vie de tous les jours, en dépit de leur phraséologie pompeuse, ils s’accommodent très bien de cueillir les pommes d’or et de troquer la fidélité, l’amour et l’honneur contre le commerce de la laine, de la betterave à sucre et de l’eau-de-vie [32].

De même que le prêtre et le seigneur féodal marchèrent toujours la main dans la main, de même le socialisme clérical marche côte à côte avec le socialisme féodal.

Rien n’est plus facile que de donner une teinture de socialisme à l’ascétisme chrétien. Le christianisme ne s’est-il pas élevé lui aussi contre la propriété privée, le mariage, l’Etat ? Et à leur place n’a-t-il pas prêché la charité et la mendicité, le célibat et la mortification de la chair, la vie monastique et l’Eglise ? Le socialisme chrétien n’est que l’eau bénite avec laquelle le prêtre consacre le dépit de l’aristocratie.

b) Le socialisme petit-bourgeois

L’aristocratie féodale n’est pas la seule classe qu’ait ruinée la bourgeoisie, elle n’est pas la seule classe dont les conditions d’existence s’étiolent et dépérissent dans la société bourgeoise moderne. Les bourgeois et les petits paysans du moyen âge étaient les précurseurs de la bourgeoisie moderne. Dans les pays où l’industrie et le commerce sont moins développés, cette classe continue à végéter à côté de la bourgeoisie florissante.

Dans les pays où s’épanouit la civilisation moderne, il s’est formé une nouvelle classe de petits bourgeois qui oscille entre le prolétariat et la bourgeoisie; fraction complémentaire de la société bourgeoise, elle se reconstitue sans cesse; mais, par suite de la concurrence, les individus qui la composent se trouvent sans cesse précipités dans le prolétariat, et, qui plus est, avec le développement progressif de la grande industrie, ils voient approcher l’heure où ils disparaîtront totalement en tant que fraction autonome de la société moderne, et seront remplacés dans le commerce, la manufacture et l’agriculture par des contremaîtres et des employés.

Dans les pays comme la France, où les paysans forment bien plus de la moitié de la population, il est naturel que des écrivains qui prenaient fait et cause pour le prolétariat contre la bourgeoisie aient appliqué à leur critique du régime bourgeois des critères petits-bourgeois et paysans et qu’ils aient pris parti pour les ouvriers du point de vue de la petite bourgeoisie. Ainsi, se forma le socialisme petit-bourgeois. Sismondi [33] est le chef de cette littérature, non seulement en France, mais en Angleterre aussi.

Ce socialisme analysa avec beaucoup de sagacité les contradictions inhérentes au régime de la production moderne. Il mit à nu les hypocrites apologies des économistes. Il démontra d’une façon irréfutable les effets meurtriers du machinisme et de la division du travail, la concentration des capitaux et de la propriété foncière, la surproduction, les crises, la fatale décadence des petits bourgeois et des paysans, la misère du prolétariat, l’anarchie dans la production, la criante disproportion dans la distribution des richesses, la guerre d’extermination industrielle des nations entre elles, la dissolution des vieilles moeurs, des vieilles relations familiales, des vieilles nationalités.

A en juger toutefois d’après son contenu positif, ou bien ce socialisme entend rétablir les anciens moyens de production et d’échange, et, avec eux, l’ancien régime de propriété et toute l’ancienne société, ou bien il entend faire entrer de force les moyens modernes de production et d’échange dans le cadre étroit de l’ancien régime de propriété qui a été brisé, et fatalement brisé, par eux. Dans l’un et l’autre cas, ce socialisme est à la fois réactionnaire et utopique.

Pour la manufacture, le régime corporatif; pour l’agriculture, le régime patriarcal : voilà son dernier mot.

Au dernier terme de son évolution, cette école est tombée dans le lâche marasme des lendemains d’ivresse. 

c) Le socialisme allemand ou socialisme “vrai”

La littérature socialiste et communiste de la France, née sous la pression d’une bourgeoisie dominante, expression littéraire de la révolte contre cette domination, fut introduite en Allemagne au moment où la bourgeoisie commençait sa lutte contre l’absolutisme féodal.

Philosophes, demi-philosophes et beaux esprits allemands se jetèrent avidement sur cette littérature, mais ils oublièrent seulement qu’avec l’importation de la littérature française en Allemagne, les conditions de vie de la France n’y avaient pas été simultanément introduites. Par rapport aux conditions de vie allemandes, cette littérature française perdait toute signification pratique immédiate et prit un caractère purement littéraire. Elle ne devait plus paraître qu’une spéculation oiseuse sur la réalisation de la nature humaine. Ainsi, pour les philosophes allemands du XVIIIe siècle, les revendications de la première Révolution française n’étaient que les revendications de la “raison pratique” en général, et les manifestations de la volonté des bourgeois révolutionnaires de France n’exprimaient à leurs yeux que les lois de la volonté pure, de la volonté telle qu’elle doit être, de la volonté véritablement humaine.

L’unique travail des littérateurs allemands, ce fut de mettre à l’unisson les nouvelles idées françaises et leur vieille conscience philosophique, ou plutôt de s’approprier les idées françaises en partant de leur point de vue philosophique.

Ils se les approprièrent comme on fait d’une langue étrangère par la traduction.

On sait comment les moines recouvraient les manuscrits des oeuvres classiques de l’antiquité païenne d’absurdes légendes de saints catholiques. A l’égard de la littérature française profane, les littérateurs allemands procédèrent inversement. Ils glissèrent leurs insanités philosophiques sous l’original français. Par exemple, sous la critique française du régime de l’argent, ils écrivirent “aliénation de la nature humaine”, sous la critique française de l’Etat bourgeois, ils écrivirent “abolition du règne de l’universalité abstraite”, et ainsi de suite.

La substitution de cette phraséologie philosophique aux développements français, ils la baptisèrent : “philosophie de l’action”, “socialisme vrai”, “science allemande du socialisme”, “justification philosophique du socialisme”’ etc.

De cette façon on émascula formellement la littérature socialiste et communiste française. Et, comme elle cessait d’être l’expression de la lutte d’une classe contre une autre entre les mains des Allemands, ceux-ci se félicitèrent de s’être élevés au-dessus de l’”étroitesse française” et d’avoir défendu non pas de vrais besoins, mais le besoin du vrai; non pas les intérêts du prolétaire, mais les intérêts de l’être humain, de l’homme en général, de l’homme qui n’appartient à aucune classe ni à aucune réalité et qui n’existe que dans le ciel embrumé de l’imagination philosophique.

Ce socialisme allemand, qui prenait si solennellement au sérieux ses maladroits exercices d’écolier et qui les claironnait avec un si bruyant charlatanisme, perdit cependant peu à peu son innocence pédantesque.

Le combat de la bourgeoisie allemande et surtout de la bourgeoisie prussienne contre les féodaux et la monarchie absolue, en un mot le mouvement libéral, devint plus sérieux.

De la sorte, le “vrai” socialisme eut l’occasion tant souhaitée d’opposer au mouvement politique les revendications socialistes. Il put lancer les anathèmes traditionnels contre le libéralisme, le régime représentatif, la concurrence bourgeoise, la liberté bourgeoise de la presse, le droit bourgeois, la liberté et l’égalité bourgeoises; il put prêcher aux masses qu’elles n’avaient rien à gagner, mais au contraire, tout à perdre à ce mouvement bourgeois. Le socialisme allemand oublia, fort à propos, que la critique française, dont il était l’insipide écho, supposait la société bourgeoise moderne avec les conditions matérielles d’existence qui y correspondent et une Constitution politique appropriée, toutes choses que, pour l’Allemagne, il s’agissait précisément encore de conquérir.

Pour les gouvernements absolus de l’Allemagne, avec leur cortège de prêtres, de pédagogues, de hobereaux et de bureaucrates, ce socialisme devint, contre la bourgeoisie menaçante, l’épouvantail rêvé.

Il ajouta son hypocrisie doucereuse aux coups de fouet et aux coups de fusil par lesquels ces mêmes gouvernements répondaient aux émeutes des ouvriers allemands.

Si le “vrai” socialisme devint ainsi une arme contre la bourgeoisie allemande aux mains des gouvernements, il représentait directement, en outre, un intérêt réactionnaire, l’intérêt de la petite bourgeoisie allemande. La classe des petits bourgeois léguée par le XVIe siècle, et depuis lors sans cesse renaissante sous des formes diverses, constitue pour l’Allemagne la vraie base sociale du régime établi.

La maintenir, c’est maintenir en Allemagne le régime existant. La suprématie industrielle et politique de la grande bourgeoisie menace cette petite bourgeoisie de déchéance certaine, par suite de la concentration des capitaux, d’une part, et de l’apparition d’un prolétariat révolutionnaire, d’autre part. Le “vrai” socialisme lui parut pouvoir faire d’une pierre deux coups. Il se propagea comme une épidémie.

Des étoffes légères de la spéculation, les socialistes allemands firent un ample vêtement, brodé des fines fleurs de leur rhétorique, tout imprégné d’une chaude rosée sentimentale, et ils en habillèrent le squelette de leurs “vérités éternelles”, ce qui, auprès d’un tel public, ne fit qu’activer l’écoulement de leur marchandise.

De son côté, le socialisme allemand comprit de mieux en mieux que c’était sa vocation d’être le représentant grandiloquent de cette petite bourgeoisie.

Il proclama que la nation allemande était la nation exemplaire et le philistin allemand, l’homme exemplaire. A toutes les infamies de cet homme exemplaire, il donna un sens occulte, un sens supérieur et socialiste qui leur faisait signifier le contraire de ce qu’elles étaient. Il alla jusqu’au bout, s’élevant contre la tendance “brutalement destructive” du communisme et proclamant qu’il planait impartialement au-dessus de toutes les luttes de classes. A quelques exceptions près, toutes les publications prétendues socialistes ou communistes qui circulent en Allemagne appartiennent à cette sale et énervante littérature [34].

2. Le socialisme conservateur ou bourgeois

Une partie de la bourgeoisie cherche à porter remède aux anomalies sociales, afin de consolider la société bourgeoise.

Dans cette catégorie, se rangent les économistes, les philanthropes, les humanitaires, les gens qui s’occupent d’améliorer le sort de la classe ouvrière, d’organiser la bienfaisance, de protéger les animaux, de fonder des sociétés de tempérance, bref, les réformateurs en chambre de tout acabit. Et l’on est allé jusqu’à élaborer ce socialisme bourgeois en systèmes complets.

Citons, comme exemple, la Philosophie de la misère de Proudhon.

Les socialistes bourgeois veulent les conditions de vie de la société moderne sans les luttes et les dangers qui en découlent fatalement. Ils veulent la société actuelle, mais expurgée des éléments qui la révolutionnent et la dessolvent. Ils veulent la bourgeoisie sans le prolétariat. La bourgeoisie; comme de juste, se représente le monde où elle domine comme le meilleur des mondes. Le socialisme bourgeois systématise plus ou moins à fond cette représentation consolante. Lorsqu’il somme le prolétariat de réaliser ses systèmes et d’entrer dans la nouvelle Jérusalem, il ne fait que l’inviter, au fond, à s’en tenir à la société actuelle, mais à se débarrasser de la conception haineuse qu’il s’en fait.

Une autre forme de socialisme, moins systématique, mais plus pratique, essaya de dégoûter les ouvriers de tout mouvement révolutionnaire, en leur démontrant que ce n’était pas telle ou telle transformation politique, mais seulement une transformation des conditions de la vie matérielle, des rapports économiques, qui pouvait leur profiter. Notez que, par transformation des conditions de la vie matérielle, ce socialisme n’entend aucunement l’abolition du régime de production bourgeois, laquelle n’est possible que par la révolution, mais uniquement la réalisation de réformes administratives sur la base même de la production bourgeoise, réformes qui, par conséquent, ne changent rien aux rapports du Capital et du Salariat et ne font, tout au plus, que diminuer pour la bourgeoisie les frais de sa domination et alléger le budget de l’Etat.

Le socialisme bourgeois n’atteint son expression adéquate que lorsqu’il devient une simple figure de rhétorique.

Le libre-échange, dans l’intérêt de la classe ouvrière ! Des droits protecteurs, dans l’intérêt de la classe ouvrière ! Des prisons cellulaires, dans l’intérêt de la classe ouvrière ! Voilà le dernier mot du socialisme bourgeois, le seul qu’il ait dit sérieusement.

Car le socialisme bourgeois tient tout entier dans cette affirmation que les bourgeois sont des bourgeois – dans l’intérêt de la classe ouvrière. 

3. Le socialisme et le communisme critico-utopiques

Il ne s’agit pas ici de la littérature qui, dans toutes les grandes révolutions modernes, a formulé les revendications du prolétariat (écrits de Babeuf [35], etc.).

Les premières tentatives directes du prolétariat pour faire prévaloir ses propres intérêts de classe, faites en un temps d’effervescence générale, dans la période du renversement de la société féodale, échouèrent nécessairement, tant du fait de l’état embryonnaire du prolétariat lui-même que du fait de l’absence des conditions matérielles de son émancipation, conditions qui ne peuvent être que le résultat de l’époque bourgeoise. La littérature révolutionnaire qui accompagnait ces premiers mouvements du prolétariat a forcément un contenu réactionnaire. Elle préconise un ascétisme universel et un égalitarisme grossier.

Les systèmes socialistes et communistes proprement dits, les systèmes de Saint-Simon [36] , de Fourier, d’Owen, etc., font leur apparition dans la première période de la lutte entre le prolétariat et la bourgeoisie, période décrite ci-dessus (voir “Bourgeois et prolétaires”).

Les inventeurs de ces systèmes se rendent bien compte de l’antagonisme des classes, ainsi que de l’action d’éléments dissolvants dans la société dominante elle-même. Mais ils n’aperçoivent du côté du prolétariat aucune initiative historique, aucun mouvement politique qui lui soit propre.

Comme le développement de l’antagonisme des classes marche de pair avec le développement de l’industrie, ils n’aperçoivent pas davantage les conditions matérielles de l’émancipation du prolétariat et se mettent en quête d’une science sociale, de lois sociales, dans le but de créer ces conditions.

A l’activité sociale, ils substituent leur propre ingéniosité; aux conditions historiques de l’émancipation, des conditions fantaisistes; à l’organisation graduelle et spontanée du prolétariat en classe, une organisation de la société fabriquée de toutes pièces par eux-mêmes. Pour eux, l’avenir du monde se résout dans la propagande et la mise en pratique de leurs plans de société.

Dans la confection de ces plans, toutefois, ils ont conscience de défendre avant tout les intérêts de la classe ouvrière, parce qu’elle est la classe la plus souffrante. Pour eux le prolétariat n’existe que sous cet aspect de la classe la plus souffrante.

Mais la forme rudimentaire de la lutte des classes, ainsi que leur propre position sociale les portent à se considérer comme bien au-dessus de tout antagonisme de classes. Ils désirent améliorer les conditions matérielles de la vie pour tous les membres de la société, même les plus privilégiés. Par conséquent, ils ne cessent de faire appel à la société tout entière sans distinction, et même ils s’adressent de préférence à la classe régnante. Car, en vérité, il suffit de comprendre leur système pour reconnaître que c’est le meilleur de tous les plans possibles de la meilleure des sociétés possibles.

Ils repoussent donc toute action politique et surtout toute action révolutionnaire; ils cherchent à atteindre leur but par des moyens pacifiques et essayent de frayer un chemin au nouvel évangile social par la force de l’exemple, par des expériences en petit qui échouent naturellement toujours.

La peinture fantaisiste de la société future, à une époque où le prolétariat, peu développé encore, envisage sa propre situation d’une manière elle-même fantaisiste, correspond aux premières aspirations instinctives des ouvriers vers une transformation complète de la société.

Mais les écrits socialistes et communistes renferment aussi des éléments critiques. Ils attaquent la société existante dans ses bases. Ils ont fourni, par conséquent, en leur temps, des matériaux d’une grande valeur pour éclairer les ouvriers. Leurs propositions positives en vue de la société future – suppression de l’antagonisme entre la ville et la campagne, abolition de la famille, du gain privé et du travail salarié, proclamation de l’harmonie sociale et transformation de l’Etat en une simple administration de la production – , toutes ces propositions ne font qu’annoncer la disparition de l’antagonisme de classe, antagonisme qui commence seulement à se dessiner et dont les faiseurs de systèmes ne connaissent encore que les premières formes indistinctes et confuses. Aussi, ces propositions n’ont-elles encore qu’un sens purement utopique.

L’importance du socialisme et du communisme critico-utopiques est en raison inverse du développement historique. A mesure que la lutte des classes s’accentue et prend forme, cette façon de s’élever au-dessus d’elle par l’imagination, cette opposition imaginaire qu’on lui fait, perdent toute valeur pratique, toute justification théorique. C’est pourquoi, si, à beaucoup d’égards, les auteurs de ces systèmes étaient des révolutionnaires, les sectes que forment leurs disciples sont toujours réactionnaires, car ces disciples s’obstinent à maintenir les vieilles conceptions de leurs maîtres en face de l’évolution historique du prolétariat. Ils cherchent donc, et en cela ils sont logiques, à émousser la lutte des classes et à concilier les antagonismes. Ils continuent à rêver la réalisation expérimentale de leurs utopies sociales – établissement de phalanstères isolés [37], création de home-colonies, fondation d’une petite Icarie [38], édition in-douze de la Nouvelle Jérusalem, – et, pour la construction de tous ces châteaux en Espagne, ils se voient forcés de faire appel au coeur et à la caisse des philanthropes bourgeois. Petit à petit, ils tombent dans la catégorie des socialistes réactionnaires ou conservateurs dépeints plus haut et ne s’en distinguent plus que par un pédantisme plus systématique et une foi superstitieuse et fanatique dans l’efficacité miraculeuse de leur science sociale.

Ils s’opposent donc avec acharnement à toute action politique de la classe ouvrière, une pareille action ne pouvant provenir, à leur avis, que d’un manque de foi aveugle dans le nouvel évangile.

Les owenistes en Angleterre, les fouriéristes en France réagissent les uns contre les chartistes [39], les autres contre les réformistes [40].

IV. Position des communistes envers les différents partis d’opposition  

D’après ce que nous avons dit au chapitre II, la position des communistes à l’égard des partis ouvriers déjà constitués s’explique d’elle-même, et, partant, leur position à l’égard des chartistes en Angleterre et des réformateurs agraires dans l’Amérique du Nord.

Ils combattent pour les intérêts et les buts immédiats de la classe ouvrière; mais dans le mouvement présent, ils défendent et représentent en même temps l’avenir du mouvement. En France, les communistes se rallient au Parti démocrate-socialiste [41] contre la bourgeoisie conservatrice et radicale, tout en se réservant le droit de critiquer les phrases et les illusions léguées par la tradition révolutionnaire.

En Suisse, ils appuient les radicaux, sans méconnaître que ce parti se compose d’éléments contradictoires, moitié de démocrates socialistes, dans l’acception française du mot, moitié de bourgeois radicaux.

En Pologne, les communistes soutiennent le parti qui voit, dans une révolution agraire, la condition de l’affranchissement national, c’est-à-dire le parti qui fit, en 1846 [42], l’insurrection de Cracovie.

En Allemagne, le Parti communiste lutte d’accord avec la bourgeoisie, toutes les fois que la bourgeoisie agit révolutionnairement contre la monarchie absolue, la propriété foncière féodale et la petite bourgeoisie.

Mais, à aucun moment, il ne néglige d’éveiller chez les ouvriers une conscience claire et nette de l’antagonisme violent qui existe entre la bourgeoisie et le prolétariat, afin que, l’heure venue, les ouvriers allemands sachent convertir les conditions politiques et sociales, créées par le régime bourgeois, en autant d’armes contre la bourgeoisie, afin que, sitôt détruites les classes réactionnaires de l’Allemagne, la lutte puisse s’engager contre la bourgeoisie elle-même.

C’est vers l’Allemagne que se tourne surtout l’attention des communistes, parce que l’Allemagne se trouve à la veille d’une révolution bourgeoise, parce qu’elle accomplira cette révolution dans des conditions plus avancées de la civilisation européenne et avec un prolétariat infiniment plus développé que l’Angleterre et la France au XVI° et au XVIII° siècle, et que par conséquent, la révolution bourgeoise allemande ne saurait être que le prélude immédiat d’une révolution prolétarienne.

En somme, les communistes appuient en tous pays tout mouvement révolutionnaire contre l’ordre social et politique existant.

Dans tous ces mouvements, ils mettent en avant la question de la propriété à quelque degré d’évolution qu’elle ait pu arriver, comme la question fondamentale du mouvement.

Enfin, les communistes travaillent à l’union et à l’entente des partis démocratiques de tous les pays.

Les communistes ne s’abaissent pas à dissimuler leurs opinions et leurs projets. Ils proclament ouvertement que leurs buts ne peuvent être atteints que par le renversement violent de tout l’ordre social passé. Que les classes dirigeantes tremblent à l’idée d’une révolution communiste ! Les prolétaires n’y ont rien à perdre que leurs chaînes. Ils ont un monde à y gagner.

PROLETAIRES DE TOUS LES PAYS, UNISSEZ-VOUS ! 

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